Le 30 avril 1991 sortait la dernière Trabant des usines VEB Sachsenring de Zwickau. Pour le monde entier, cet événement est devenu un des symboles forts de la défaite du régime socialiste en Allemagne et en Europe de l'Est. Mais si on met de côté le contexte politique, on peut dire qu'il y a 20 ans s'achevait la vie de l'une des voitures les plus intéressantes du siècle passé. La Trabant a tout connu : le fardeau de la popularité, les accusations sans fondement et même une haine féroce.
La Trabant doit en partie son apparence aux maladresses des stratèges militaires américains. Les Yankees considéraient que la ville industrielle de Zwickau, connue pour la richesse de ses gisements de charbon ainsi que pour ses usines de construction automobiles Audi et Horch, reviendrait aux Alliés après la partition de l'Allemagne. C'est pourquoi, alors qu'ils avaient réduit à néant Dresde, les bombardiers américains épargnèrent la riche Zwickau. Pourtant ce petit point sur la carte avaient aussi de la valeur pour l'URSS et après l'armistice la ville s'est retrouvée dans la zone d'occupation soviétique. Très vite l'ancienne usine Audi, entrée dans la composition du conglomérat IFA (Industrieverband Fahrzeugbau), a repris la production de voitures particulières.
L'IFA F8, présentée lors de la foire commerciale de Leipzig en 1948 était une copie de la DKW F8 d'avant-guerre. Cette voiture à moteur deux temps à refroidissement liquide ne pouvait en aucun cas être qualifiée d'obsolète. Mais la F8, comme la F9 qui lui a succédé, avait pourtant un défaut. Pour la produire il fallait du métal. Beaucoup de métal. A l'époque la RDA connaissait une pénurie d'acier en bobines car les fournisseurs traditionnels de minerai de fer se situaient à l'extérieur du pays, en Pologne et en Allemagne de l'Ouest. Pourtant riche en ressources naturelles l'Union Soviétique avait du mal à subvenir à ses propres besoins. Voilà pourquoi les meilleurs têtes pensantes de la toute nouvelle République Démocratique Allemande se sont empressés à chercher une alternative.
Rapidement, l'industrie chimique locale réussit à trouver une réponse. Il s'avère que par traitement thermique l'acide carbolique (phénol) mélangé à un durcisseur sous forme de garnitures textiles se transforme en un plastique bon marché, léger et très résistant. De plus ce matériau qui reçoit dans le même temps le nom de "Duroplast" (du latin Dura - dur) peut contrairement à la fibre de verre passer sous une presse d'emboutissage.
Les panneaux en "Duroplast" ont fait leur première apparition avec les capots des derniers exemplaires d'IFA F8. A Zwickau on est satisfait de l'expérience et l'on entreprend de concevoir, dès le début, le modèle suivant entièrement en "Duroplast".
C'est en 1955 que fait ses débuts la Sachsenring P70 (l'usine automobile avait été rebaptisé en l'honneur du circuit automobile situé à proximité). Elle se présente comme une voiture élégante et très moderne pour l'époque avec sa carrosserie en "Duroplast" et est basée sur le châssis de l'IFA F8. Avec son moteur 700 cm3 de 22 chevaux, elle est fabriquée en trois versions : une berline, un break et même un coupé à la ligne très agréable dont la production est rapidement interrompue. En seulement quatre ans la P70 a été produite à un peu plus de 36,000 exemplaires (en passant le "P" de P70 ne signifie pas "en plastique" comme on pourrait s'y attendre mais "Personen" comme "particulière"). Mais pour le citoyen moyen de l'Allemagne de l'Est, cette voiture est à la fois trop chic et trop puissante d'autant plus qu'elle n'a été conçue que dans un but précis : tester le "Duroplast" dans la production en grande série. Ce test étant concluant, la P70 peut céder sa place à une vraie voiture du peuple.
Le développement de ce modèle, qui est entré dans l'histoire sous le nom de Trabant, commence au début des années 50. Les mauvaises langues disent que ses concepteurs avaient tout d'abord créé un tricycle à moteur qui s'est ensuite transformé par accident en voiture ! Pourtant, voilà ce qu'écrit à son sujet le journal "Economie de l'industrie automobile", un organe de la RDA : "Petite voiture ne signifie pas construction primitive. En tant que futur moyen de transport des ouvriers et des employés de la RDA, cette voiture doit avoir les qualités de conduite adaptées et un degré raisonnable de confort". Plus loin, le journal détaille les exigences fixées par l'Etat pour cette future voiture produite en grande série : "Moteur bicylindre deux temps à refroidissement par air avec une cylindrée de 400/500 cm3 et développant de 14 à 20 chevaux. Vitesse maximale estimée de 85 km/h".
Les premiers prototypes roulants de la P50 - trois berlines et un break - sont fabriqués dès juin 1954. Par rapport à la P70, la nouveauté est encore plus compacte : l'empattement fait un peu plus de 2 mètres, la longueur totale est de 3,3 m, mais plus important, on trouve sous le capot un moteur tout nouveau. L'usine VEB Barkas de Karl-Marx-Stadt a développé sur la base d'un moteur de motos DKW d'avant-guerre un 500 cm3 refroidi par air de 17 chevaux. C'est peu, mais grâce à ses panneaux de carrosserie en "Duroplast" la voiture est très légère. Imaginez : le toit, le capot, le tableau de bord, le coffre, les deux portières et les quatre ailes ne pèsent que 32 kilos ! En ordre de marche, la berline ne fait pas plus de 600 kg et avec son moteur aux caractéristiques modestes elle peut même atteindre 90 km/h.
La carrosserie en plastique n'est pas la seule particularité de la petite voiture Est-Allemande. En général et contrairement à la croyance populaire, la P50 était pour son époque une voiture de conception très moderne. Il suffit de mentionner la disposition transversale du moteur avec la traction avant, la suspension indépendante aux quatre roues ou la direction à crémaillère pour s'en convaincre.
Le nom de la nouvelle voiture n'est apparu qu'un peu plus tard, en 1957. Après la fabrication des premiers exemplaires de pré-série de P50, le 7 novembre à Zwickau - pile pour le 40ème anniversaire de la Révolution d'Octobre - la direction de l'usine a organisé parmi ses employés un concours pour trouver trouver un nom à la nouveauté. Un des ouvriers propose Trabant. Cela sonne bien, c'est facile à retenir et signifie "compagnon". Il s'agit aussi de la traduction en allemand de Spoutnik, un mot qui idéologiquement résonne aussi d'un sens nouveau dans les pays socialistes, puisque c'est en octobre 1957 que les Soviétiques ont lancé leur premier satellite dans l'espace !
La production en série de la Sachsenring Trabant P50 débute en août 1958, et le "spoutnik en plastique" envahit rapidement les routes. Pas seulement en RDA d'ailleurs, puisque dès ses débuts on fait une promotion active de la Trabant en Europe Occidentale. Pour son temps, et bien sûr pour son prix, la Trabant est un achat très avantageux. Malgré ses petites dimensions, 3,37m de long, c'est une vraie quatre places avec un grand coffre à bagages. Ajoutez à cela sa faible consommation de carburant - seulement 6,7 litres aux 100km - et vous comprendrez pourquoi des milliers d'acheteurs à l'Ouest ont choisi une voiture fabriquée en RDA. Mais il vrai que l'intérêt pour la Trabant décline rapidement au début des années 60 après la présentation des nouvelles Austin Mini et Renault 4.
Pourtant sur son marché domestique la Trabant connait de terribles listes d'attente. Au début il fallait 18 mois pour obtenir une voiture. Ce délai est vite passé à trois ans... et cela ne s'est pas arrêté là. A l'apogée de sa popularité, il fallait attendre 15 ans ! Un délai totalement inimaginable aujourd'hui. C'est la raison pour laquelle une Trabant d'occasion changeait facilement de mains pour un prix nettement plus élevé que celui d'un modèle neuf !
Les volumes de production n'étaient pourtant pas si ridicules : dans ses meilleurs années l'usine de Zwickau a fabriqué jusqu'à 150,000 berlines et breaks. L'usine ne pouvait pas en faire plus pour une raison technique : le processus de production d'un panneau en "Duroplast" prenait environ 10 minutes, un délai beaucoup plus lent que pour le même élément en acier. On aurait pu multiplier les presses d'emboutissage, mais l'économie planifiée de la RDA n'avait pas prévu ces investissements. De plus, le processus d'assemblage de la Trabant n'est pour ainsi dire pas optimal puisqu'il impliquait au minimum quatre sociétés différentes. L'ancienne usine Horch de Zwickau préparait le châssis, les moteurs venaient de Karl-Marx-Stadt, l'assemblage final était réalisé dans une autre usine de Zwickau, là où l'on produisait des Audi avant-guerre et les panneaux en "Duroplast" étaient réalisés dans une ancienne usine textile voisine.
Il ne restait aux acheteurs qu'à attendre patiemment. Et ils attendaient. Ils attendaient des années. Ils n'avaient certes pas d'autre choix, mais des études montrent que 50% des anciens possesseurs de Trabant auraient tout de même choisi d'attendre même si on leur avait donné la possibilité d'acheter un autre modèle du bloc socialiste !
Quel est le secret d'une telle fidélité ? Tout d'abord le prix. Par exemple en 1976, le modèle de base de Trabant coûtait en RDA 7,170 marks. Ce n'est pas si bon marché si on considère que le salaire moyen dans le pays n'était que de 400 marks par mois. Mais les autres voitures étaient beaucoup plus chères. Une ZAZ-968 exportée d'Union Soviétique ZAZ-968 valait 12,000 marks, une Wartburg 16,800, et la plus simple des Lada VAZ-2101 avec son moteur 1200 cm3 ne descendait pas sous les 19,000 ! Il ne faut pas non plus oublier qu'à cette époque une voiture était considérée comme un luxe, que le commun des mortels ne pouvait se permettre d'acheter qu'une seule fois dans la vie. C'est pourquoi la fiabilité et la longévité de la Trabant avait son importance. Et sur ce plan elle n'avait peut-être pas d'égal.
Par exemple, son moteur 2-cylindres 2-temps ne compte que cinq pièces en mouvement. Il n'y a ni soupapes, ni arbre à cames, ni courroie de distribution. Il n'y a pas non plus de pompe à huile - une petite quantité d'huile destinée au graissage du moteur doit être ajouté directement dans le réservoir lorsqu'on fait le plein. Enfin, grâce au refroidissement par air on a supprimé la pompe à eau. Cette simplicité de conception garantissait une grande fiabilité. Est qu'on pouvait casser quelque chose ? Oui, mais ce n'était pas la fin du monde car il suffisait de dévisser cinq vis, débrancher les tuyaux et de s'y mettre à deux pour sortir le moteur de dessous le capot ! Il n'est donc pas surprenant que certains propriétaires disposaient dans le coffre d'un moteur de rechange ! Il faut ajouter à cela la carrosserie en "Duroplast" totalement indifférente à la corrosion... Voilà pourquoi la longévité de la Trabant est phénoménale. Selon les statistiques, sa durée de vie moyenne était de 28 ans !
Durant sa vie, la Trabant a constamment connu des changements et des améliorations. Dès l'automne 1958, quelques mois seulement après ses débuts, elle a été légèrement amélioré avec un moteur porté à 18 chevaux, puis elle a vu apparaître une boîte 4 vitesses entièrement synchronisée et des équipements comme la lunette arrière dégivrante, les sièges-couchettes ou la peinture deux ou trois tons. En octobre 1962, est apparu sous le capot un nouveau moteur 600 cm3 développant 23ch. Six mois plus tard lors du Congrès du Parti Communiste de la RDA on introduit la version restylée de la P50, la Trabant P601. C'est ce modèle qui va être le plus produit et qui sans modifications majeures va vivre jusqu'aux années 90.
La plus drôle est qu'initialement la P601 devait être un modèle de transition destiné à être remplacé au plus tard en 1967 par une Trabant toute nouvelle. Mais la "Spoutnik en plastique" n'aura pas eu cette descendante. Dès le début des années 60, le bureau d'étude de la Sachsenring a travaillé sur la Trabant P602 à carrosserie hatchback. Mais ce projet prometteur n'a curieusement jamais reçu l'aval de la direction. Le même sort attend le modèle P603, qui aurait pu connaître un important succès à travers toute l'Europe. Imaginez une berline hatchback trois portes avec une carrosserie simple et légère en Duroplast, 4 places et un nouveau moteur rotatif Wankel de 500cm3 développant 55ch ! Et tout cela en 1968, quatre ans avant la Renault 5 et la Fiat 126 ! Ce projet a été gelé a l'initiative d'un membre influant du politburo de la RDA. Gunter Mittag, responsable des questions économiques, estimait qu'il était plus facile de créer un nouveau véhicule en mettant en commun les forces des bureaux d'étude de Trabant, Wartburg et Skoda. Les cinq millions et demi de marks investis dans le développement de la P603 sont mis à la poubelle et le projet commun entre la RDA et la Tchécoslovaquie, comme on peut le deviner facilement, n'aboutira jamais à rien...
Les projets d'évolutions ont pourtant été nombreux. Outre les hatchbacks compactes P610 et P760, la version Diesel et la P1100 - une autre hatchback à moteur Skoda - sont restées des pièces de musée. Comme on dit : "Les ingénieurs proposent et le Parti dispose". La direction de la RDA ne voyait pas de bonnes raisons pour encourager, et surtout financer, le développement de nouveaux modèles surtout que la P601 vieillissante se vendait comme des petits pains... dans les années 60, 70 et 80 !
Le dernier épisode notable de la biographie de la Trabant date de 1989. Quand les relations entre l'Allemagne de l'Est et de l'Ouest commence à se réchauffer, la Trabant obtient enfin un moteur Volkswagen moderne - un quatre cylindres en ligne à quatre temps de 1,1 litre et 45ch - qui améliore nettement ses performances - la vitesse maxi passant à 135 km/h - et son bilan écologique. Mais c'était déjà trop tard.
Avec la chute du Mur, devenue obsolète, la Trabant se transforme en bouc émissaire pour un peuple fatigué des charmes du socialisme. Elle a le droit à tout : découpée pour faire des souvenirs, transformée en clown, brulée, jetée du haut des ponts... Les mots sont encore plus durs. A la fin de sa vie la Trabant est la cible de toutes les méchancetés : responsable de la pollution atmosphérique à cause de son moteur deux temps, dangereuse avec une carrosserie en plastique qui selon certains "experts" ne laisse aucune chance de survie au conducteur et aux passagers dans un accident à 40 km/h, inconduisible, non recyclable à cause de ses panneaux en "Duroplast"...
Tous ces ragots sont pris pour du beurre et la Trabant devient rapidement la bête noire. En dansant sur les ruines du socialisme personne n'est prêt à défendre la vérité. Pourtant, un crash-test comparatif, publié par la presse allemande, a montré que la Trabant P601 n'avait rien à envier sur le plan de la sécurité passive à la Renault Twingo, la Daihaitsu Cuore et la Fiat Cinquecento, des rivales beaucoup plus jeunes. Quant à la tenue de route, la Trabant n'a aucun problème pour effectuer le fameux "test de l'élan" - cette manoeuvre d'évitement à haute vitesse, qui avait mis à mal la Mercedes-Benz Classe A de première génération. Enfin, l'élimination des carrosserie en "Duroplast" n'est pas si problématique. Dès les années 80 on avait appris à recycler ce matériau en briques bon marché et solides pour faire des trottoirs !
Les jours de la voiture sont pourtant comptés. Le plus insultant est que même l'usine de Zwickau a cessé de prendre la Trabant au sérieux ! Le dernier exemplaire produit, un break, n'est-il pas peint en rose ?
Aujourd'hui, 20 ans plus tard, la plupart des "charmes" des régimes socialistes se sont dissous dans les profondeurs de la mémoire et on ne souvient plus que des bons côtés. La Trabant n'est plus le pire ennemi de l'humanité progressiste, ni même le symbole d'une époque révolue. Elle est tout simplement une petite voiture pleine de charmes et de nostalgie à l'abri de toute forme d'agressivité. On trouve des clubs d'amateurs de Trabant dans toute l'Europe. Elle est adorée même au delà de l'Océan... La vérité historique évoquée en début de cet article peut donc être aujourd'hui considérée comme partiellement restaurée !
Lu sur : https://auto.mail.ru/article/34181-geroj-sotsialisticheskogo-truda/
Adaptation VG