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Depuis qu’il était parti en retraite, Vladimir Kadannikov n’avait pas accordé une seule interview à la presse. Il a admis qu’il ne pouvait rien dire et que de toute manière il voulait éviter de donner son avis sur la nouvelle direction. Jusqu’à présent... Maxime Kouderov de Ponedelnik, un journal économique de Togliatti a réussi à obtenir un entretien de l'ancien directeur d'AvtoVAZ. Nous nous sommes rencontrés dans son bureau moscovite de la banque NTB (Kadannikov est président du conseil d’administration de cette banque) situé dans un petit immeuble près du Sadovoe Koltso. Il nous propose du thé ou du café et prend un thé.
VK : Avant j’aimais le café. Maintenant je n’en prends plus. Il n’y a pas de raison particulière, je n’aime plus cela, c’est tout.
MK : Et vous fumez ?
VK : Je ne fume plus depuis 11 ans.
MK : Comment avez-vous arrêté ?
VK : J’ai tout simplement arrêté. J’ai fumé deux fois dans ma vie. La première fois, c’était lors d'une soirée avec mes camarades de classe, j’avais emmené une cartouche de paquets de Marlboro pour les offrir et j’ai essayé... J’ai regretté longtemps cette erreur. J’ai réussi à arrêter de fumer pendant deux ans, puis j’ai repris... Maintenant je ne fume plus.
MK : Vladimir Vassilievitch, y’a-t-il des sujets que vous ne voudriez pas aborder ?
VK : Je suis prêt à parler de tout sans aucune restriction. Sauf de politique. Non pas parce que l’on m’y oblige mais parce que je n’y connais rien en politique.
MK : Dans Wikipedia on peut lire qu’en 2005 vous avez quitté la présidence du conseil d’administration d’AvtoVAZ car « vous aviez atteint l’âge du départ à la retraite ». En fait vous avez mis la société aux mains de « Rosoboron Export ». C’était votre décision ?
VK : Bien entendu, cette décision ne vient pas de moi. Beaucoup de choses se sont passées. On ne peut pas dire que mon départ a été entièrement volontaire, même s’il ne s’est pas fait sous la contrainte. Voilà comment les choses se sont passées.
MK : Est-ce que cela reste pour vous un affront ?
VK : Oui, bien sûr.
MK : Mais vous n’aviez pas eu le choix de faire autrement ?
VK : Non, pas d’autre choix. Si vous regardez bien, Poliakov et d’autres personnes ont également connu cet affront. On dit souvent « qu’un sportif doit finir par laisser sa place ». Mais quitter un tel poste est une chose personnelle et douloureuse. C’est la fin d’une partie importante de sa vie. Quoiqu’on en dise, c’est la fin de sa vie.
Mais j’ai été assez intelligent pour ne pas m’apitoyer. Je crois que les circonstances ont fait qu’on en est arrivé là. Aux Etats-Unis, il ya une loi qui dit qu’on ne peut pas être dirigeant dans l'industrie au-delà de 65 ans. C’est tout. Vous pouvez rester au conseil d’administration, mais ne pas être dirigeant. Je pense que cette loi contribue à donner aux gens l'état d’esprit que la jeunesse est terminée et qu’on est arrivé à la fin de sa vie.
MK : Votre destin est-il lié en quoi que ce soit à Togliatti ? Vous y rendez-vous parfois ?
VK : Non je n’y vais pas. Depuis que j’ai quitté mes fonctions, j’y suis allé deux fois pour des affaires liées à la banque NTB. Moralement, c’est difficile pour moi d’y aller. Je ne suis pas d’accord avec beaucoup de chose, il y a beaucoup de choses qui ne me plaisent pas et je n’aime pas y aller.
MK : Etiez-vous au moment de votre départ, actionnaire d’AvtoVAZ ? L’êtes-vous encore aujourd’hui ?
VK : Non, aujourd’hui je ne le suis pas et je ne l’étais pratiquement pas alors.
MK : Lors de votre départ - c’était d’ailleurs peut-être une des conditions - avez-vous reçu de l’argent ?
VK : Oui j’en ai reçu. J’ai reçu une indemnité de départ conformément à mon contrat de travail et j'ai aussi vendu mes actions AvtoVAZ. Je rappellerai simplement comment avait eu lieu notre privation : selon les règles en vigueur 50% des actions d’AvtoVAZ avaient été allouées aux employés de l’usine en fonction de l’ancienneté et du poste occupé. J’ai donc moi-même obtenu un certain nombre d’actions selon ces règles : comme directeur général en fonction de mon ancienneté et des fonctions que j’exerçais. Toutes les personnes qui travaillaient chez AvtoVAZ, et même ceux qui n’y travaillaient plus ont donc reçu des actions en fonction des règles qui avaient été élaborées.
MK : Mais ce schéma de privatisation ne permettait-il pas de prendre le contrôle de l’usine avec un nombre d’actions relativement peu élevé ?
VK : Je croyais alors et je le crois encore maintenant que ce fût une réussite majeure dans la gestion de l’usine. Nous avons proposé à Eltsine de répartir 50% des actions dans les mains du personnel et les 50% restant ont été répartis comme suit : 25% en actions et 25% en bons d’échange. Nous avons fait en sorte que l’entreprise acquiert ses 25%. En conséquence nous contrôlions plus de 75% de la société. Cela permettait d’éviter toute ingérence dans nos affaires.
Plus tard, tout le monde a critiqué ce système. On a dit qu’il fallait mettre un terme à ces participations croisées. Je ne comprenais pas pourquoi ! En effet, dans le monde entier on trouve ces participations croisées dans le monde l’automobile. Carlos Ghosn a mis en place la participation croisée dans les sociétés Nissan et Renault. Chez nous cela a fait un tel bruit qu’il a fallu y mettre un terme. Nous avons vendu ces actions à Renault et l’usine n’a pas reçu un kopeck pour cela. C’est cela que je ne comprends pas. En quoi est-ce que cela constituait un avantage ? Pourquoi a-ton agi comme cela ? Je pense que ce n’était pas le meilleur à faire dans l’intérêt de l’usine.
MK : Avez-vous eu votre mot à dire dans la nomination de votre successeur ?
VK : Je pensais que pour une société comme AvtoVAZ, il fallait placer à la tête de l’entreprise un homme du sérail. Cela aurait une suite logique pour résoudre les questions en cours, mais la décision ne dépendait pas de moi. Il n’y a pas eu d’approche logique puisqu’on a préféré une approche révolutionnaire. Personne ne peut dire à l’avance qui est le meilleur. Et cette approche révolutionnaire, surtout au début, a été malheureuse. Heureusement la situation a été corrigée plus tard.
MK : Vous voulez parler d’erreurs de la nouvelle direction ?
VK : Aujourd’hui je ne peux pas parler d’erreurs qui doivent encore être corrigées. Pour être en droit de le faire, il faudrait travailler là-bas, que l’usine soit votre chair et votre sang toutes les minutes qui passent. On peut bien entendu juger et dire « c’est bien, c’est mal », mais cela serait sorti du contexte. Il faut tout savoir. Il y a toujours des circonstances et il y a toujours un dirigeant (j’espère qu’il y en a un) qui connait toutes les circonstances.
Le poste de directeur d’une telle entreprise est très complexe et très important. Pour que toute l’usine fonctionne bien, il est nécessaire que chaque secteur soit le plus égoïste possible. Et il faut prendre des décisions qui prennent compte de ces intérêts antagonistes pour maintenir l’intérêt des différents secteurs, connaître les égoïsmes de chacun pour pouvoir prendre les décisions au plus haut niveau.
Dans ce cas, il n’y a pas de conseiller. On peut avoir des assistants pour les menues tâches pour lesquelles nous n’avons pas suffisamment de temps : l’intendance pour le papier toilette, pour les gobelets dans les distributeurs d’eau... Mais on ne peut pas avoir de conseiller pour les affaires générales.
MK : Est-ce que la nouvelle direction vous a proposé de prendre un poste de conseiller ?
VK : Quand j’ai quitté l’usine, on m’a dit à haut-niveau : « Vous avez une grande expérience et vous devez conserver un poste de conseiller auprès de la direction actuelle ». Mais je savais que je n’avais pas envie de faire cela. Parce que je savais que l’usine allait se diviser entre ceux qui soufflent aux oreilles des uns, et ceux qui soufflent aux oreilles des autres. Et il y aurait aussi ceux qui souffleraient aux oreilles des uns et des autres leurs propres besoins.
C’est pourquoi ma relation au travail avec la direction actuelle est la suivante : ne pas sortir du contexte des choses individuelles pour les montrer et dire : « Regardez ce qu’ils font ! Quelle bêtise !».
MK : Néanmoins il y a eu cette histoire d’achat par la nouvelle direction de Toyota Land-Cruiser...
VK : Ca ce sont des questions de culture personnelle. Une personne qui n’avait goûté avant que de la carotte douce se jettera facilement sur un gâteau...
MK : Lors de la transition de l’URSS à la Russie, la criminalité prospérait à l’intérieur de l’usine et en ville. Quelles mesures avez-vous prises pour lutter contre cela.
VK : Nous avons connu des moments très difficiles. Cela n’a pas touché directement la haute direction de l’entreprise, mais on sait ce qu’il est arrivé par exemple au niveau des expéditions de voitures neuves. Et ne pouvions absolument pas y faire face.
Durant cette période, j’ai personnellement adressé 200 plaintes écrites au procureur et au Ministère de l’Intérieur. En 1998 après la fameuse opération « Cyclone », on a décrété qu’on avait remporté la victoire et que le crime organisé avait été chassé de l’usine. C’est de la connerie ! Ils ont simplement donné un coup de balai et ceux qui étaient partis ont fini par revenir. C’est seulement avec le temps que la situation s’est améliorée.
Franchement, en ce temps là la police se réjouissait quand les bandits s’entretuaient et elle ne réagissait pas à nos plaintes. La police ne pouvait rien faire. Ils ne pouvaient pas faire face.
MK : Lorsque vous étiez directeur, quels futurs modèles ont été mis sur les rails ?
VK : La situation était la suivante : nous savions que la Kalina et la Priora marquaient la fin de ce que nous avions « hérité » de Fiat. Il fallait passer à une autre étape et passer de nouveaux accords. J’ai mené des négociations avec GM. Nous étions presque arrivé à l’accord suivant : Fiat pour les moteurs et GM pour les voitures. Et pour avoir quelque chose à montrer au cours de ces négociations, nous avons étudié la VAZ-2116. Nous ne prévoyions pas de la produire en série. Nous l’avons faite uniquement pour ne pas arriver « cul nu » aux négociations.
La 2116 était un modèle conçu sur une base qui était déjà dépassée. Il nous fallait un sang nouveau : un nouveau moteur, une nouvelle boîte de vitesse, une nouvelle suspension. Il fallait mettre en place une quatrième ligne de production ou moderniser l’une des trois lignes existantes pour lancer ce nouveau modèle. Nous avons élargi nos capacités d’assemblage à Ijevsk, Syzran et en Ukraine. Avant mon départ nous avions atteint le chiffre de 270,000 véhicules assemblés à l’extérieur ce qui signifiait que nous pouvions à tout moment arrêter une des lignes de Togliatti pour y industrialiser un tout nouveau modèle.
Mais il nous était impossible de faire un tout nouveau modèle en partant d’un de nos modèles existant. Je pense que la situation est la même aujourd’hui d'autant plus que six années ce sont écoulées. Au cours de ces six années ont été commercialisées les Priora et Kalina, des modèles dont l’étude avait commencé bien avant cela. Six ans ont passé et pas un seul nouvel écrou est apparu sur ces modèles.
MK : Lorsque que vous avez négocié avec GM et Fiat, aviez-vous l’intention de produire un de leurs modèles ?
VK : Oui, nous étions prêts à leur offrir 10% à 15% de nos actions pour produire un nouveau modèle sous la marque Lada.
MK : Vous ne prévoyiez pas de produire par exemple une Chevrolet ?
VK : Ca nous l'avions déjà fait !
MK : Vous voulez parler de la joint-venture GM-AvtoVAZ ? Considérez-vous ce projet comme une réussite ?
VK : Oui !
MK : Pensez-vous qu’AvtoVAZ doit passer à la production de voitures étrangères ?
VK : Cela dépend du niveau de localisation. Si c’est seulement de l’assemblage, alors c’est absurde. Mais si c’est une production sérieuse, à grande échelle, alors pourquoi pas.
MK : Aujourd’hui on dit qu’AvtoVAZ a trop de personnel et qu’il faudrait le réduire, mais le gouvernement ne le permet pas pour éviter que la tension sociale n’augmente dans la ville. Qu’en pensez-vous ?
VK : Si vous renoncez à tout : à toute la sphère sociale, à la réalisation des outils de productions et des équipements... Il y a beaucoup de choses dont on peut se séparer. Si on le fait, on saura qui licencier. Ce que vous refuserez de faire, il faudra bien que quelqu’un le fasse. Mais pour l’instant cette personne n’est pas encore arrivée.
MK : Pensez-vous que les dépenses d’AvtoVAZ pour le sport sont justifiées ? L’usine soutient les équipes de foot, de hockey, de handball et bien d’autres choses encore.
VK : Je considérais ces coûts justifiés et c’est pourquoi nous les avons budgétés. Bien sûr ils peuvent sembler contestables. Mais vous le savez, pour bien travailler, il faut avoir aussi une vie intéressante et joyeuse. Il ne
suffit pas de partir à l’usine le matin et revenir le soir à la maison pour ouvrir une bouteille de vodka. Maintenant, c’est vrai, le sport est dans un triste état. I ne faut toutefois pas se séparer de ces secteurs, car personne ne voudra les reprendre.
MK : En quelle voiture roulez-vous actuellement ?
VK : En Mercedes S500. A Togliatti je roulais en deciatka (Lada 110). A Moscou j'avais une Mercedes de fonction et là une Jigouli.
MK : Quelle voiture vous conseilleriez à vos enfants ?
VK : J'aime les voitures allemandes : Mercedes, Audi.
MK : Vous utilisez internet ?
VK : Oui, je consulte les sites d'information.
MK : Vous avez dit que vous voyagez. Où allez-vous et à quelle fréquence ?
VK : Je pars une fois par an. En Italie, c'est mon pays préféré, en France, en Israël sur la Mer Morte. En Afrique du Sud aussi : j'aime conduire dans Johannesburg.
MK : Changeriez-vous quelque chose de votre vie ?
VK : Ce n'est pas moi qui l'a dit, mais Alexander Shirvindt, mais cette citation correspond à mon humeur : « Bien sûr j'aimerais, mais je ne sais pas quoi». (rires)
Nous nous mettons d'accord pour organiser une autre rencontre et je reprends sur la table l'iPhone qui m'a servi de dictaphone et l'iPad qui m'a servi de cahier avec la liste des questions. Vladimir Kadannikov sort de son tiroir son propre iPad : « Un truc fantastique ! Je lis la presse sur son écran. Mais il ne remplacera pas totalement mon ordinateur ». La capacité de Kadannikov a utiliser les dernières technologies m'a agréablement surpris. Il me raccompagne à la porte. Même après deux heures d'entretien, je serai bien resté.
Lu sur : http://ponedelnik.info/?ID=4262
Adaptation VG