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En 1980, une grande partie du monde craignait que les États-Unis et l'Union Soviétique ne se précipitent vers la Troisième Guerre mondiale. Les tensions entre les superpuissances n'avaient pas été aussi vives depuis plus de dix ans, et les années de détente semblaient être un lointain souvenir. Pourtant, cette même année, une voiture de fabrication soviétique a été à deux doigts d'être commercialisée aux États-Unis. L'improbable saga de la vente des Lada aux USA a duré huit ans et a comporté de nombreuses embûches réglementaires et logistiques communes aux tentatives d'exportation de n’importe quelle voiture vers un autre pays, ainsi qu'une dose supplémentaire de crises géopolitiques et de rancœurs politiques.

Il n'y a pas de certitudes lorsque l’on parle de commerce international entre des ennemis jurés. Dans de telles situations, les différences culturelles, la diplomatie délicate, la politique, l'économie mondiale et d'autres questions complexes convergent toutes de manière imprévisible - l'effort pour amener les Lada aux USA présentait tous ces aspects. Parfois, ces éléments ont joué en faveur de l'accord, souvent non. Mais le fait que cet accord ait failli aboutir est tout à fait remarquable et témoigne du sens des affaires unique d'un homme : un entrepreneur américain nommé Ara Oztemel.

Ara Oztemel est loin d'être connu, mais il a contrôlé une partie du commerce américano-soviétique pendant des décennies. La plupart des échanges concernaient des matières premières et sont passés inaperçus du grand public, ce qui ne rend pas les réalisations d'Oztemel moins fascinantes. Né en 1926 dans une famille arménienne aisée d'Istanbul, en Turquie, Oztemel est arrivé aux États-Unis à l'âge de 18 ans et s'est inscrit à la Northeastern University de Boston pour y étudier l'ingénierie. Pendant ses années d'études, il s'est tourné vers l'entrepreneuriat pour joindre les deux bouts, en créant une entreprise de galvanoplastie qu'il a vendue quelques années plus tard pour la somme rondelette de $83,000 Après avoir travaillé quelques années pour des grandes entreprises, Ara Oztemel a cherché à sauter quelques échelons dans la chaîne d'approvisionnement et à entrer dans le monde obscur de l'importation de minerai de chrome.

Le minerai de chrome, ou chromite, est une matière première omniprésente dans les économies industrielles (c’est un ingrédient de l'acier inoxydable, entre autres produits), mais pour laquelle les États-Unis n'ont pas de source nationale. L'utilisation de la chromite aux États-Unis ayant grimpé en flèche pendant et après la Seconde Guerre mondiale, les efforts visant à obtenir des approvisionnements stables de ce minéral ont pris un caractère d'urgence.

Ara Oztemel a d'abord nommé sa société Greg-Gary International, du nom de deux de ses enfants, et, au début des années 1950, il s'est concentré sur l'importation de minerai de chrome sud-africain. Au fil du temps, sa géographie s'est étendue à la Turquie... puis à l'Union Soviétique. L'URSS contient d'énormes gisements de chromite, mais les exportations soviétiques de ce minerai, autrefois importantes, n'avaient pas encore repris après la guerre. Les Soviétiques étaient avides de devises occidentales et la chromite était un moyen logique d'en obtenir. Le commerce soviétique devint rapidement le gros des activités d'Oztemel et, en 1965, il a rebaptisé sa société Satra Corporation (Satra étant une contraction de Soviet American TRAding).

Pendant la Guerre froide, les échanges commerciaux entre l'Union Soviétique et l'Occident n'étaient pas simples. En raison d'une quantité déconcertante de réglementations, de méfiance, de bureaucratie et de problèmes monétaires, ces échanges se faisaient souvent sous forme de troc, de remboursements de produits... ou par le biais de montages financiers complexes telles que le « switch dealing » ou de « compensations en dollars ». Oztemel maîtrisait tous ces aspects. En outre, les autorités soviétiques préféraient traiter avec des décideurs, ce qui explique pourquoi les négociations avec les grandes entreprises occidentales échouaient souvent quand les Occidentaux devaient constamment consulter leurs supérieurs avant de poursuivre. Oztemel était son propre patron et n'avait pas ce problème. Par conséquent, lui et une poignée d'autres, avaient le commerce américano-soviétique pour eux seuls.

Bien que ses principaux produits soient des matières premières industrielles, la Satra Corporation d'Oztemel était prête à commercialiser tout ce pour quoi il existait un marché raisonnable. En 1966, l'entreprise a ajouté un nouveau produit à son répertoire : les hydrofoils construits par les Soviétiques. Ce n'était pas tout à fait un hasard, car les Soviétiques étaient très fiers de leurs hydroptères. En fait, six ans plus tard, lorsque Richard Nixon a offert à Leonid Brejnev une Cadillac Eldorado lors du sommet des deux dirigeants à Moscou, Brejnev lui a rendu la pareille en lui offrant un bateau de ce type. Malgré cette fierté, les efforts de Satra pour vendre des hydroptères aux États-Unis ont échoué, mais l'entreprise a acquis une expérience précieuse dans la commercialisation de produits de consommation fabriqués en Union Soviétique.

En même temps qu'il développait ses activités dans le domaine des biens durables, Oztemel s'est également lancé dans les arts et la culture. Satra a joué un rôle de premier plan dans l'initiation des Américains au cinéma et à l'art soviétiques. La société a acheté les droits de distribution sur le marché anglais des films Guerre et Paix et Anna Karénine, a parrainé des expositions d'art russe et a également fait le commerce d'œuvres d'art russes. Ces échanges culturels ont aidé Oztemel à s'attirer les faveurs des autorités soviétiques, ce qui a profité à son activité principale. En outre, contrairement à de nombreux hommes d'affaires occidentaux qui pensaient que leurs homologues soviétiques étaient des idéologues taciturnes et sans humour, Oztemel appréciait non seulement leur sens des affaires, mais aussi leur intérêt pour la culture... et les divertissements.

Oui, les divertissements, l'amusement. Oztemel organisait souvent des fêtes pour ses collègues soviétiques, tant à Londres (où il passait beaucoup de temps) qu'à Moscou. Une fois, il a fait venir un groupe de jazz new-yorkais (comprenant l'harmoniciste Toots Thielemans et le contrebassiste Milt Hinton) pour divertir l'élite commerciale à l'hôtel Intourist de Moscou. Oztemel, lui-même saxophoniste de talent, s'est joint à l'orchestre, ravissant la foule. La plupart des chefs d'entreprise occidentaux n'auraient jamais rêvé de faire la fête avec les Russes à Moscou. C'était là une autre façon pour Oztemel de durer et de prospérer dans un environnement commercial très complexe.

Grâce à sa capacité à s'aventurer là où la plupart des Américains n'osent pas aller, Oztemel a parfois été engagé par des sociétés américaines souhaitant faire des affaires en URSS. C'est ainsi qu'il a négocié un accord entre Mack Trucks et le gouvernement soviétique en 1971 pour la fourniture d'équipements et de savoir-faire pour la nouvelle usine de camions KamAZ. Dans ce cas, les négociations ont duré 15 mois pour aboutir à un accord provisoire, mais elles ont finalement échoué en raison de la résistance de l'armée américaine. Bien sûr, dans le monde mercantile des négociations entre superpuissances opposées, les échecs sont inévitables, mais le projet KamAZ a montré que Satra - qui n'était plus seulement un négociant de minerai de chrome - était prêt à consacrer beaucoup de temps et de ressources à la poursuite de projets très ambitieux. Et ce ne sera pas la dernière fois.

La vente de biens de consommation à l'étranger était devenue une priorité de la planification économique soviétique, car le gouvernement de l'URSS avait désespérément besoin de devises occidentales, afin (entre autres) de payer l'expertise des entreprises dans la mise en place de nouvelles installations de production. Les roubles soviétiques n'ayant aucune valeur à l'échelle internationale, le Kremlin voyait dans la vente à l'étranger de produits fabriqués en URSS le meilleur moyen d'obtenir des devises fortes. Les véhicules constituaient un élément essentiel de ce commerce. Le plan quinquennal de l'URSS du début des années 1970 prévoyait de doubler la production automobile du pays, en grande partie grâce aux exportations.

En 1970, le commerce soviétique avec l'Europe de l'Ouest était en pleine effervescence, mais les États-Unis - avec leur vaste marché de consommation - exerçaient un attrait indéniable. Bien que l'accord sur les usines de camions ait échoué, l'avenir était prometteur pour le commerce américano-soviétique. La campagne de détente du président Nixon, qui visait à normaliser les relations est-ouest et à libéraliser le commerce, promouvait « un échange ouvert de biens et de personnes ». En fait, peu après l'échec de l'accord Mack, le Secrétaire au Commerce des Etats-Unis, Maurice Stans, a rencontré le Premier ministre soviétique, Alexeï Kossyguine, pour discuter de l'amélioration des échanges commerciaux entre les États-Unis et l'Union Soviétique. Il était probablement clair à l'époque que, quelle que soit la forme que prendraient ces échanges, Ara Oztemel en serait le centre.

À l'époque de la rencontre Stans / Kossyguine, Satra Corporation contrôlait la moitié des importations américaines de minerai de chrome, employait 300 personnes dans le monde entier et comptait parmi ses clients certaines des plus grandes entreprises américaines (par exemple, IBM et US Steel).

Il est important de noter qu'à peu près à la même époque, Ara Oztemel a commencé à s'intéresser aux exportations d'automobiles soviétiques, en prenant le contrôle du petit réseau de distribution britannique de Moskvitch en 1969.

Ara Oztemel et la hiérarchie soviétique ont vu un potentiel d'exportation dans un nouveau modèle de voiture, pour lequel l'Union Soviétique s'est associée à Fiat pour construire une énorme usine automobile à Stavropol, sur les rives de la Volga. La ville elle-même a rapidement été rebaptisée Togliatti (du nom de l'ancien dirigeant du Parti Communiste italien), et l'usine de 22,5 millions de mètres carrés, avec 145 km de lignes d'assemblage, a commencé à produire des voitures en avril 1970. En l'espace de quelques années, plus de 500,000 voitures y ont été produites.

Officiellement baptisés VAZ (acronyme russe pour Usine Automobile de la Volga), les différents modèles de la voiture étaient communément connus dans leur pays d'origine sous le nom de Jigouli. La VAZ-2101 originale a été remplacée par une demi-douzaine de modèles ultérieurs, tous partageant la même configuration de base et restant en production pendant plus de quarante ans.

La Jigouli ressemblait beaucoup à la Fiat 124 sur laquelle elle était basée, mais les voitures n'étaient pas de vraies jumelles. La carrosserie de la voiture soviétique était fabriquée en acier plus épais de calibre 16 (bien que laminé à chaud), sa suspension était surélevée et comportait des composants plus solides, et si le moteur de 1,500 cm3 copiait celui de Fiat, il utilisait des culasses à arbre à cames en tête au lieu de l’arbre à cames latéral. Au total, une Jigouli pesait 73 kilos de plus qu'une Fiat équivalente.

VAZ souhaitait exporter cette nouvelle voiture (appelée Lada sur la plupart des marchés d'exportation) et Ara Oztemel en a obtenu les droits de distribution pour trois pays : le Royaume-Uni, l'Allemagne de l'Ouest... et les États-Unis. Dans un premier temps, les projets ont avancé rapidement : les ventes britanniques et allemandes ont débuté en 1973/74 mais les États-Unis ont été plus difficiles à conquérir.

Cependant, Ara Oztemel avait de nombreuses raisons d'essayer de mener à bien cette entreprise apparemment impossible. D'une part, promouvoir la vente de produits soviétiques dans les économies occidentales améliorerait probablement son propre statut auprès des autorités soviétiques, d'autant plus que de nombreux autres négociants doutaient avec désinvolture des perspectives de vente de produits soviétiques. D'autre part, comme les Soviétiques recherchaient volontiers en Occident des produits et des technologies pour construire de nouvelles usines, Ara Oztemel a probablement conclu qu'une nouvelle expansion de l'industrie automobile russe entraînerait encore plus de transactions de ce type, ce qui favoriserait naturellement sa propre entreprise.

Avant de commercialiser une voiture aux États-Unis, Ara Oztemel y a importé un autre véhicule soviétique : un tracteur. Satra a commencé à importer des tracteurs Belarus construits à Minsk au Canada en 1973, puis aux États-Unis un an plus tard. Ces tracteurs à quatre roues motrices se vendaient environ deux fois moins cher qu'un tracteur américain équivalent. Mais il s'agissait d'engins sans fioritures, commercialisés comme des machines robustes conçues pour résister aux conditions difficiles de l'Union Soviétique. L'acheteur type du Belarus était un agriculteur indépendant privilégiant la valeur et désireux de sortir des sentiers battus en acquérant une nouvelle marque. Satra espérait qu'une formule marketing similaire mènerait au succès des Lada aux États-Unis. Les tracteurs Belarus ont connu un certain succès : plusieurs milliers d’exemplaires ont été importés chaque année, ce qui permettait d'envisager avec optimisme la vente de voitures soviétiques.

Dans un premier temps, Satra a présenté la Lada au Salon de l'automobile de New York en 1973. Avant le salon, Satra a organisé une conférence de presse qui ne s'est pas déroulée sans heurts. Tout d'abord, aucune voiture n'y était présentée. Ensuite, un officiel soviétique s'est mis à parler en russe, ce qu'aucun membre de la presse ne comprenait. Un traducteur a rapidement pris le relais, mais il était sans doute préférable que personne ne comprenne ce qui était dit, car le discours du Soviétique s'est transformé en un exposé sur la supériorité du système de transport public russe. Le directeur technique de Satra a ensuite pris la parole et n’a guère fait mieux. En expliquant la différence entre la Lada et la Fiat 124, il a dit, maladroitement :

« Pour l'Américaine qui achète une couleur et la sellerie, [la Lada et la Fiat] peuvent sembler identiques, mais techniquement, la Lada a reçu beaucoup d'améliorations ».

Néanmoins, certains points intéressants ont été soulevés. Par exemple, le prix cible était fixé à $2,500, et la stratégie marketing consistait à mettre en avant la valeur de la voiture, son rendement énergétique et sa durabilité (en rappelant aux clients que les Lada sont construites pour résister aux conditions routières et climatiques difficiles de l'Union Soviétique, à l'instar du tracteur Belarus).

Au Salon de l'automobile lui-même, de vraies Ladas étaient présentes et l'exposition a suscité la curiosité des visiteurs, peut-être parce qu'on y voyait aussi des jeunes femmes vêtues de bikinis en fourrure. Heureusement pour Satra, il n'y a pas eu d'activités antisoviétiques significatives durant le salon (ce qui était un point de préoccupation avant son ouverture).

Satra présentait non seulement les berlines et les breaks Lada, mais aussi le tout-terrain UAZ-469, bien qu'il semble que seule l'importation de la berline ait été sérieusement envisagée. À l'époque, Satra a indiqué que dix voitures avaient été livrées aux États-Unis pour être soumises à des tests de sécurité et d'émissions, et qu'elle prévoyait son lancement en 1975. Il s'avère que 1975 était un peu optimiste…

En 1975, il n'y avait toujours pas de Lada dans les showrooms américains. Satra a déclaré que le processus de fédéralisation des véhicules était à l'origine du retard, ce qui était tout à fait possible puisque les normes d'émissions atterraient de nombreux constructeurs. Mais d'autres facteurs sont probablement entrés en ligne de compte, comme les nombreuses complexités des relations entre les États-Unis et l'URSS.

En tête de liste figure l'amendement Jackson-Vanik, adopté par le Congrès en 1974, qui refuse le statut de « nation la plus favorisée » aux pays communistes qui restreignent l'émigration. Cette mesure était importante, car les droits de douane américains sur les voitures importées s'élevaient à 3 % pour les nations les plus favorisées, mais à 10 % pour celles qui ne bénéficiaient pas d'un tel statut. Il est fort probable que Ara Oztemel ait choisi de retarder l'introduction de la Lada dans l'espoir que les fonctionnaires favorables au commerce au sein du gouvernement fédéral parviennent à assouplir les restrictions de l'amendement. Si cela s'est avéré vrai, il s'est agi d'un voeu non réalisé, puisque la Russie n'a obtenu la normalisation de ses relations commerciales qu'en 2012 !

L'amendement Jackson-Vanik et ses arguments pour et contre reflétaient un débat plus large aux États-Unis concernant le commerce soviétique. Dans le camp des partisans au commerce, on trouvait nul autre que John DeLorean, qui, à un moment donné, avait manifesté son intérêt pour la gestion des activités d'importation des Lada par Satra. DeLorean résume le point de vue des partisans du commerce en affirmant que « c'est finalement l'un des moyens de parvenir à la paix dans le monde - par le biais du commerce international ». D'autres ont qualifié ce point de vue de naïf face à une nation qu'ils croyaient militairement et économiquement hostile aux intérêts américains. Le président de l'AFL-CIO, George Meany, a rétorqué, de manière assez brutale, que « nous ne sommes pas intéressés par le fait que les travailleurs américains soient déplacés par un travail d’esclaves ».

Meany a utilisé un langage polarisant, mais les défis posés par l'importation de marchandises en provenance d'une économie non marchande sont très complexes. Satra s’est heurté à d'autres obstacles en essayant de prouver qu'elle n'enfreignait pas la législation antidumping. Le problème est qu'au début des années 1970, les Jigouli étaient vendues aux citoyens soviétiques pour environ $7,000, alors que le prix de vente au détail prévu aux États-Unis était inférieur à la moitié de ce montant. À première vue, il s'agissait là de la définition même du dumping économique (le fait de vendre un produit sur les marchés d'exportation à un prix inférieur à celui pratiqué sur le marché intérieur du fabricant). Bien entendu, il était extrêmement difficile de déterminer le coût réel des produits fabriqués en URSS, car les prix intérieurs soviétiques n'étaient pas basés sur les « coûts » au sens où l'entendent les pays occidentaux, mais plutôt sur la priorité accordée à ces produits par les planificateurs centraux de l'URSS. Mais la notion de dumping a poussé les adversaires à s'opposer encore plus au commerce soviétique, et Satra a également dû naviguer sur ce terrain miné.

Entre temps, entre les réglementations sur les émissions, les exigences en matière de sécurité et les innombrables obstacles politiques, l'introduction de la Lada aux États-Unis n’a cessé d'être repoussée. En 1975, Satra promettait des Lada américaines pour 1976. En 1976, cette date a été repoussée de deux années supplémentaires, mais l’entreprise poursuivait d’autres tâches de son planning. Au cours de cette période, l'entreprise a mis en place les prémices d'un réseau de distribution américain, qui comprenait le projet de construction d'une usine d'assemblage de 2,1 millions de dollars près du port de Savannah, en Géorgie, afin d'installer les équipements spécifiques au marché américain.

À première vue, Savannah peut sembler une location étrange, d'autant plus que Satra s'attendait à ce que la plupart des premières ventes se fassent dans le Nord-Est. Cependant, ce site présentait quelques avantages. Tout d'abord, les dockers du Nord-Est étaient connus pour refuser occasionnellement de décharger les navires transportant des marchandises en provenance des pays communistes. En outre, les coûts de main-d'œuvre étaient beaucoup plus raisonnables à Savannah qu'à New York. Mais surtout, la Géorgie était l'État d'origine du président Carter, et une installation offrant 350 emplois d'assemblage à la fin des années 1970, période moribonde, n'était pas une mince affaire.

À la fin de l'année 1979, Satra considérait toujours que les Lada américaines ne seraient pas prêtes avant un an. Bien que quatre années de retard puissent sembler représenter de l'hésitation ou de la désorganisation, tout indique que Ara Oztemel et son entreprise avaient toujours l'intention de les importer. Satra embauchait à tour de bras et louait même le 31e étage du Celanese Building, au Rockefeller Center de New York, pour y installer son siège social. Les plans se dessinaient concernant les délais de construction de l'usine de Savannah et la mise en place d'un réseau de distribution, et il semble qu'une solution était enfin à portée de main pour répondre aux normes de pollution de l'Agence de protection de l'environnement des États-Unis (EPA). Entre-temps, Ara Oztemel a indiqué qu'il espérait vendre 5,000 Ladas au cours de la première année, pour atteindre 50,000 à 60,000 ventes annuelles dans les cinq ans.

Mais l'Union Soviétique a envahi l'Afghanistan.

Lorsque l'Armée rouge a franchi la frontière afghane en décembre 1979, les années de détente entre les superpuissances se sont immédiatement évaporées. Au début, Ara Oztemel - vétéran d'innombrables crises américano-soviétiques - ne s'est pas inquiété publiquement, déclarant : « Nous avons connu des hauts et des bas à plusieurs reprises ». Mais cette fois-ci, c'était différent. La défaite du Plan Lada surviendra à la fin de l'année 1980, à cause du plus prosaïque des ennemis : la politique.

L'année 1980 était une année d'élections présidentielles aux États-Unis, et il semble que tous les hommes politiques voulaient se montrer durs envers les Russes. C'était particulièrement vrai pour les membres démocrates du Congrès qui essayaient de prendre leurs distances avec le président Carter, de plus en plus impopulaire. C'est le cas du sénateur de l'Indiana Birch Bayh, dont la réélection s'annonçait difficile. Représentant un État producteur d'automobiles, Bayh a trouvé que la Lada, qui allait bientôt être importée, était une cible facile. En mai 1980, il a présenté un projet de loi au Sénat visant à interdire les importations de véhicules automobiles soviétiques. Cette loi a reçu peu de soutien, mais Bayh n'a pas perdu de vue son objectif. Les politiciens expérimentés disposent de nombreux moyens pour obtenir ce qu'ils veulent.

En tant que membre du Comité sénatorial des crédits, Birch Bayh a exercé une influence sur les budgets de diverses agences. En septembre 1980, il a coparrainé, avec son collègue sénateur Thomas Eagleton du Missouri (un autre démocrate qui devait être réélu), un amendement au budget 1981 de l'Agence pour la protection de l'environnement (EPA) interdisant à cette dernière de dépenser des fonds pour certifier qu'un véhicule de fabrication soviétique répondait aux normes américaines en matière d'émissions polluantes. Ce projet de loi astucieux a exaspéré le président Carter, qui y a vu une intrusion du pouvoir législatif dans l'élaboration de la politique de l'exécutif. Mais le projet de loi ne concernait pas tant l'élaboration de la politique que la volonté des sénateurs de se donner une image anticommuniste en cette année électorale. La commission des finances l'a adoptée par 11 voix contre 4. Incidemment, Bayh a perdu sa réélection, Eagleton a gagné la sienne.

Carl Longley, cadre de Satra, a qualifié l'amendement au budget de l'EPA de « politiquement motivé », ce qui était évidemment le cas. Mais la politique l'a emporté dans ce jeu. Un assistant du sénateur Eagleton a résumé l'angle politique en disant que l'importation de Lada serait « le mauvais message à envoyer aux Russes, après l'Afghanistan, pour leur dire que nos marchés sont à prendre ».

Peu de temps après, les projets d'importation de Lada de la Satra Corporation se sont effondrés. Satra a cédé son terrain de Savannah sans construire l'usine, a licencié le personnel qu'elle avait engagé pour gérer Lada et a quitté ses bureaux de la tour de Midtown Manhattan en faveur d'une maison de ville de l'Upper East Side. Pourtant, le fait que le plan Satra / Lada ait été à deux doigts de réussir soulève une question : que se serait-il passé si des Lada avaient été vendues aux États-Unis ?  La réponse ne peut être connue, mais il est possible d'en savoir plus en observant plus au nord, au Canada, où des Lada ont été vendues pendant cette période.

Les ventes de Lada au Canada ont débuté à la fin de l'année 1978, couronnant six années d'efforts de la part de l'importateur Peter Dennis, qui avait travaillé pour plusieurs constructeurs automobiles européens. Les opérations et le plan de marketing de Dennis étaient largement identiques à ce que Satra avait prévu aux États-Unis - une usine de préparation des voitures était établie en Ontario, les ventes initiales se sont limitées à une poignée de grandes villes (Toronto, Ottawa et Montréal), et les voitures étaient commercialisées comme des véhicules essentiels, économiques et durables. Le prix initial de 3,425 dollars faisait de la Lada la voiture la moins chère du Canada. Les premiers résultats se sont révélés encourageants : les ventes étaient soutenues et, après deux ans, les Lada étaient vendues par 43 concessionnaires et étaient en rupture de stock dans de nombreuses régions du pays.

Mais les ventes ont rapidement chuté en raison de la stagnation du produit et des sentiments de plus en plus négatifs à l'égard de l'Union Soviétique à la suite de l'invasion de l'Afghanistan et de la destruction du vol 007 de la Korean Air Lines en 1983. Ce qui a vraiment donné le coup de grâce à la Lada, c'est l'augmentation de la concurrence, à la fois des marques japonaises et de l’arrivée de Hyundai sur le marché canadien.

La société d'importation de Lada de Peter Dennis a fait faillite à la fin de l'année 1985... dans un ultime effort, il a tenté de se débarrasser de toute association avec l'Union Soviétique et de commercialiser la voiture de manière éponyme sous le nom de Dennis Signet, mais en vain.

De manière surprenante, un autre importateur a repris le flambeau des Lada canadiennes moins de deux ans plus tard. Erhard Weitler, un courtier en pétrole d'Allemagne de l'Ouest, pensait que la nouvelle Samara à traction avant pourrait inverser le destin de Lada au Canada. En tant que courtier en marchandises sans aucune expérience dans le domaine de l'automobile, Weitler présentait plusieurs similitudes avec Ara Oztemel, et il a probablement pris en charge la distribution de Lada afin d'améliorer son aura auprès des autorités soviétiques. Quoi qu'il en soit, il ne connut qu'un succès modeste et Lada disparut du Canada à la fin des années 1990.

Il y a fort à parier que si le projet de Satra de vendre des Lada aux États-Unis avait abouti, la marque aurait connu le même sort qu'au Canada. Les journalistes automobiles américains qui ont conduit des Lada dans les années 1970 et 1980 n'ont pas été très impressionnés. Popular Mechanics a déclaré que « les ingénieurs russes ont conservé les pires caractéristiques de la Fiat 124... et y ont ajouté quelques-unes de leurs propres caractéristiques ». Road & Track a noté que si la Lada offrait une habitabilité et un équipement de série décents pour son prix, la voiture se conduisait mal et errait sur toute la largeur de la route.

Alors qu'en 1980, certains consommateurs américains auraient pu être persuadés d'acheter une Fiat vieille de 15 ans, mal conduite et fabriquée par ce qui apparaissait de plus en plus comme un pays belliqueux, on ne pouvait guère s'attendre à ce qu'un tel produit prospère sur le marché concurrentiel des voitures économiques aux États-Unis. L'expérience de Yugo quelques années plus tard appelle à la même prudence - malgré un prix remarquablement bas, elle n'était pas considérée comme compétitive par rapport aux japonaises importées, même d'occasion. Et même dans les pays où les Lada jouissaient d'une certaine popularité, comme la Finlande, les ventes se sont effondrées au cours des années 1980, dépassées par la concurrence. Peut-être que le torpillage politique de dernière minute des projets d'importation de Lada par Satra Corporation était en fait un bienfait. Il est peu probable que la Lada américaine ait duré longtemps.

Avec le recul, des décennies plus tard, il semble remarquable qu'une voiture construite en Union Soviétique ait été si près d'être vendue sur le marché américain. Ce fut un étrange périple, qui dura près d'une décennie, se termina par une déception et est presque oublié aujourd'hui. Si la présence des Lada sur le marché automobile américain n'aurait probablement pas eu beaucoup d'impact, il aurait été intéressant de voir comment les ventes de voitures soviétiques s’y seraient comportées. Mais à la place, nous pouvons au moins apprécier cette saga fascinante et oubliée dans les circonstances où elle a failli se produire.

Légende des photos :

  • Ara Oztemel, étudiant, se trouve à gauche. Ses talents de saxophoniste lui seront utiles plus tard.
  • L'acier inoxydable est devenu populaire dans tous les domaines, des caisses de wagons aux rasoirs en passant par les ustensiles de cuisine... et tout cela dépendait de la chromite.
  • La Place Rouge, 1973. On aperçoit beaucoup de berlines Volga GAZ-24.
  • Publicité pour l’hydrofoil Volga-70.
  • Affiche de 1967 du film Guerre et Paix.
  • L'hôtel Intourist de Moscou.
  • L’usine KamAZ.
  • Moscou 1973
  • Le Secrétaire au Commerce des Etats-Unis, Maurice Stans, rencontre le Premier ministre soviétique Alexeï Kossyguine à Moscou.
  • Brochure anglaise de la Moskvitch 412.
  • L'usine de Togliatti.
  • La Jigouli présentée au public lors de l'exposition internationale Chemistry'70 de Moscou.
  • Publicité pour la Fiat 124 en 1967.
  • Publicités Lada au Royaume-Uni et en Allemagne de l'Ouest
  • Brochure anglaise de 1978.
  • Publicité pour le tracteur Belarus, 1975
  • Satra a distribué cette brochure au Salon de l'automobile de New York en 1973.
  • Salon de l'automobile de New York, 1973 (deux photos).
  • Intérieur de la Lada 1500.
  • VAZ-2103, 1973.
  • VAZ-2106, 1979.
  • VAZ-2105.
  • Un char soviétique en Afghanistan.
  • Les sénateurs américains Birch Bayh (à gauche) et Thomas Eagleton (à droite)
  • Le capitole.
  • Brochure canadienne de la Lada 1500S, 1982.
  • Action anti-Lada dans une station-service de Toronto, 1980.
  • Catalogue de la Peter Dennis Motor Corporation.
  • Publicité canadienne pour la Lada Samara, 1995.
  • Eclaté de la VAZ-2101.
  • Couverture d’une brochure Satra pour la Lada au Royaume-Uni.

Lu sur : https://www.curbsideclassic.com/uncategorized/automotive-history-the-unlikely-story-of-trying-to-import-soviet-ladas-to-the-united-states/
Adaptation VG

Tag(s) : #Histoire, #VAZ, #Lada, #Export, #USA, #Canada