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En 20 ans de carrière à l'institut MAMI, Sergueï Alychev et ses collègues de travail ont réussi à créer un atelier de carrosserie avec tout le matériel nécessaire, en relation avec un réseau de sous-traitants, des fournisseurs et des clients, et travaillant à l’amélioration permanente de ses processus au service de nouvelles idées et de leur réalisation. Outre l'interview ci-dessous, nous vous proposons aussi de visiter le nouveau site de l’atelier Cardi : https://cardi.ru/
Q : Comment se présente l’atelier aujourd’hui ?
R : Pour moi, il n’est pas différent de ce qu’il était il y a 5 ou 10 ans, car il est toujours l’incarnation de mes pulsions et de mon état d’esprit. Pour être plus factuel, la situation est tout autre. Si on analyse les choses que nous avons fait il y a 3 à 5 ans, comment nous les avons faites, pour qui, avec quoi, dans quel délai et si l’on compare avec aujourd’hui, alors je dirais que les progrès ont été énormes. Une vraie révolution. Les problèmes que nous mettions des mois à résoudre, le sont aujourd’hui en quelques semaines. Il y aussi une évolution parmi le personnel. Certains font le travail en une semaine, quand d’autres mettent deux jours. Nous donnons la priorité à ceux qui travaillent vite et apportent des résultats : ils sont de plus nombreux parmi nos effectifs, années après années.
Q : Quelle est la charge de travail de l’atelier ?
R : Nous avons toujours deux ou trois projets pour le futur, et habituellement 5 ou 7 projets en cours simultanément. Mais nous ne faisons pas que du design automobile. Nous faisons du design industriel, des machines, des moyens de transport, du matériel roulant, un peu de tout. Actuellement, il y a un intérêt accru pour le développement et la conception de bateaux et d’avions. Et l’un de nos derniers projets très intéressant est une grosse machine, une trieuse informatisée.
Q : Qui travaille chez Cardi ?
R : Des spécialistes ainsi que quelques étudiants de l’Institut MAMI. Rustam Gavchine, qui travaille depuis 10 ans chez nous, dirige le projet d’aéroglisseur Fortis pour la compagnie « Aerokon ». Victor Demchenko, qui a une ancienneté de 12 ans, travaille sur des phares pour ZiL. Un spécialiste, c’est quelqu’un qui peut mener un projet de bout en bout. Il doit contrôler tout lui-même du début jusqu’à la fin. Il présente les résultats de son travail au commanditaire du projet. Les résultats de ses propres idées et pas seulement les idées des designers qui auront collaborés au projet.
Le design, ce n’est pas seulement un ligne sur une feuille blanche, mais aussi toutes les étapes suivantes pour mener un projet à son terme. Tout ce qui concerne la construction, la technologie, la mise en production pour un volume de 10, 100 ou 1000 exemplaires.
Q : Dans quelle mesure pouvez-vous influer sur le style d’un projet.
R : J’influe directement. C’est MON entreprise !!!
Q : Auparavant, tout était fait à la main chez Cardi. Quelles sont les technologies employées aujourd’hui ?
R : La technologie est inévitable. Elle donne un réel avantage en terme de rapidité, de qualité et d’exactitude. Il y a 2 ou 3 ans ont utilisait Solid ou CatiA sur 10% des projets. Aujourd’hui, 80% des projets sont faits sur ces logiciels. Ensuite, ont lieu les étapes d’usinage et de mise en forme. L’assemblage final est fait à la main. C’est très important. Même en mécanisant au maximum le processus de modélisation, une importante part du travail ne peut être fait que manuellement. C’est aussi le meilleur moyen pour parfaire l’apprentissage des jeunes spécialistes, car c’est à travers les mains qu’ils vont acquérir l’essentiel de leurs compétences techniques. Plus important encore, un designer qui ne saurait travailler manuellement, ne pourrait pas être un expert à part entière. Si j’avais un conseil à donner à ceux qui débutent, cela serait celui-ci : « n’ayez pas peur de mettre les mains à la pâte ! ».
Q : Vous bannissez les fraiseuses automatiques ?
R : Oui, toutes les étapes de la conception de prototypes sont faites par nos spécialistes. Pour modéliser nos prototypes, nous avons trois partenaires qui disposent de machines permettant une création en grandeur nature et dans 5 axes. Mais cette étape ne représente pas plus de 10 à 15% des coûts financiers et humains et je ne suis pas prêt à acquérir ce type de machines dans un avenir proche.
Q : Et le reste ?
R : Le reste, c’est comment dire, secret industriel ! Cette part de créativité entre l’idée de notre commanditaire au projet final, commence par dessins, le plus souvent à main levée. Ensuite, on passe à la réalisation d’une maquette à l’échelle 1:5 (ou 1:10). Le plus souvent pour les projets les plus importants, on réalise en parallèle 2 à 3 maquettes qui présentent un dessin différent pour la partie gauche et droite. Ce n’est que quand nous sommes sûrs de notre choix que nous la numérisons. Ensuite, le designer travaille en 3D. En moyenne, la maquette choisie est modifiée encore 20 à 30 fois. La version définitive est ensuite modélisée à l’échelle 1 (maquette entièrement construite à la main ou réalisée par une fraiseuse automatisée).
Parallèlement peuvent commencer le travail de carrosserie proprement dit. C’est le plus important car c’est à cette étape que tout va se décider. Non seulement la forme extérieure, mais aussi la structure interne du véhicule et les accessoires : les poignées de porte, les lèves vitre, les essuie-glaces. Tout cela peut prendre un temps fou !
Q : Il y a quelques années vous avez déclaré que vous n’aviez aucun concurrent. C’est encore le cas aujourd’hui ?
R : La situation change. Mais je dirai que la priorité est la collaboration et l’aide mutuelle dans le secteur, même si nous sommes encore en situation dominante. Tous ceux qui travaillent dans ce secteur, sont des personnes créatives qui comprennent parfaitement qu’il faut être solidaire.
La première chose pour laquelle nous luttons, c’est le développement permanent de notre activité et pour que les étudiants qui sont passés par l’Institut sachent que la filière qu’ils ont suivi les prépare au marché du travail et qu’il y a des entreprises qui ont besoin de spécialistes, de compétences et de connaissances pour mener à bien de nouveaux projets. En dix ans, de nombreuses personnes, issues de nos effectifs, ont fait leurs preuves : Gennadi Tichkine et Iouri Tchernenko ont fondé R.A.D. , Edouard Roïtman a créé El Motors, certains se sont spécialisés dans l’installation audio. Certains d’entre eux sont passés dans les effectifs de SV-art. Vassili Arkhipov a suivi sa voie en créant une société spécialisée dans le carbone. De nombreuses petites sociétés voient le jour et nous proposent leurs services.
Q : Que pensez-vous du projet Marussia ?
R : Le design du premier prototype présenté en décembre dernier, à l’inverse de son châssis particulièrement bien conçu, est inhabituellement laid. Mais les défis relevés par cette entreprise, par exemple en matière de délais, méritent le respect. Ils n’ont que six mois et emploient déjà plus de 100 personnes et pas les plus mauvaises du secteur. Les dernières infos dont je dispose montrent qu’il s’agit de débuts particulièrement rapides ! Il faut maintenant rester dans la même dynamique. C’est sans aucun doute le projet le plus important de ces dernières années. On ne peut que leur souhaiter la réussite commerciale, puisqu’au final ce sont bien les acheteurs qui vont être la clé de la poursuite de cette aventure.
Q : Vous ont-ils proposé de travailler avec eux ?
R : Oui, mais nous n’avons pas réussi à nous mettre d’accord. Avec une entreprise de ce type, ce qui m’intéresse, c’est un partenariat avec un volume important de travail. Par exemple, la conception de bout en bout, l’industrialisation avec la mise en place d’un atelier de soudure, un modèle avec la production d’une carrosserie en fibre de verre. Il n’y a pas un seul projet important de ces dix dernières années sur lequel nous n’avons pas travaillé d’une manière ou d’une autre. Nous serions heureux de collaborer avec eux.
Q : Quand pouvons-nous espérer voir le prochain concept-car Cardi ?
R : Il y a peu, nous avons terminé le projet d’aéroglisseur Fortis pour la compagnie Aerokon. C’est un projet important sur lequel nous avons travaillé de la conception à la fabrication du premier modèle en série. Nous avons travaillé à son industrialisation. Le but de nos concept-cars, du Body I au Curara, était de prouver l’organisation, l’existence et la pérennité de notre entreprise, capable de mener de bout en bout des questions liées à des projets de ce type. Pas seulement de créer telle ou telle voiture, mais créer une infrastructure capable de fabriquer un véhicule en petite série.
Toutefois, je ne me fais pas d’illusions. Nous avons vécu de rêves, mais nous n’avons pas réussi à les concrétiser et faire de Cardi, une société capable de fabriquer des voitures. Nous en avons fait autre chose. Une société d’ingéniérie avec des infrastructures et du personnel capable de créer une voiture de bout en bout. J’ai toujours essayé d’accumuler les forces qui m’auraient permis de produire des voitures, mais maintenant je m’occupe plus de savoir comment on doit les faire, dans quel délai et pour quel coût. Le marché est suffisamment demandeur pour que cela soit rentable.
Q : Mais pourtant, vous prévoyiez de produire la Next en petite série ?
R : Nous avons fabriqué trois voitures, mais il n’y avait pas de marché pour elle.
Q : Et aujourd’hui, si vous mettiez en place un projet similaire, vous pensez qu’il trouverait sa demande ?
R : Nikolaï Fomenko a fait ce pari avec la Marussia. Nous verrons s’il a eu raison dans quelques années.
Q : Comment, pouvez-vous caractériser le style de Cardi ?
R : Lev Nikolaevitch Gumenchtchikov, fondateur de la section design de notre université, a caractérisé le style Cardi comme des voitures pour esthètes. Je suis plus ou moins d’accord avec lui, mais Cardi, c’est avant un carrossier qui doit satisfaire les souhaits de ses clients, qu’ils soit l’Usine Automobile de Briansk (BAZ) ou la Direction des véhicules blindés du Ministère de la Défense de la Fédération de Russie. Faire pour l’armée un véhicule d’esthètes est absurde. C’est pourquoi je dirai que nous essayons de perpétuer la tradition classique du design automobile et de la logique simple. Il est très intéressant de travailler sur différents types de projets. Après un coupé au style italien, nous pouvons travailler sur un vezdekhod sur coussin d’air. Outre les voitures, nous travaillons beaucoup sur le design industriel et même sur les bateaux. C’est la raison pour laquelle je considère que chaque projet doit être le plus harmonieux possible, utiliser les dernières techniques et rester esthétique. Les projets qui illustrent le mieux le style Cardi et que j’aimerai voir aboutir le plus loin possible sont les suivants : Curara, Body I, Top Car Advantage, Aerokon Fortis.
Q : Considérez-vous qu’il existait un style propre aux voitures de l’URSS ?
R : Quand on pense au design automobile soviétique, on pense à la Pobeda et la GAZ-21. C’est ce que nous voulions souligner avec le projet Volga-Cayenne. La VAZ-2121 Niva est également un bon exemple de ce que nous savions faire. Mais aujourd’hui tout ceci n’évoque que de la nostalgie. Le plus souvent nos voitures trouvaient leur inspiration dans des modèles occidentaux. Le design automobile de l’URSS est plus une conception d’ensemble que porté par un ou deux modèles caractéristiques.
Q : Quel regard portez-vous sur les travaux des jeunes designers, leurs nouveaux projets ? Voyez-vous l’émergence d’un nouveau style russe ?
R : Je pense en effet que les jeunes designers, doivent s’attacher à mettre en place un nouveau style russe. Cela doit être l’une de leurs premières priorités. Mais actuellement je n’ai pas encore vu de travaux forts en cette direction. C’est une question très complexe qui ne demandera pas qu’une ou deux années, et qui devra aussi être soutenue au plan gouvernemental. C’est un travail pour un designer « de talent ».
Q : Pouvez-vous donner les noms de ceux qui ont travaillé sur les travaux les plus connus de Cardi : Body, Next, Coupe, Curara, Body II ?
R : De nombreux talents ont participé à ces différents projets. Certains travaillent maintenant sous d’autres horizons. Gennadi Tichkine et Iouri Tchernenko de R.A.D. avaient auparavant travaillé sur le Body I et nous ont aidé 10 ans plus tard sur la Volga-Cayenne. Cela me prouve encore une fois que le plus important chez nous, ce sont les personnes. Edouard Roïtman, a travaillé un an avec moi avant de former El Motors. Je considère Dimitri Kulikov comme particulièrement talentueux. Il a travaillé avec moi à la fin des années 90. Slava Saakiane possède maintenant sont studio de design et Andreï Tchirkov travaille avec lui. Evgueni Maslov travaille en Allemagne. Mais le plus talentueux d’entre tous est probablement Sergueï Kharitonov. C’est celui qui a apporté cette touche, considérée comme la marque de fabrique du style Cardi. Malheureusement, il a quitté nos équipes à la fin des années 90.
Q : Collaborez-vous avec des compagnies étrangères ?
R : Oui, mais pour être honnête, votre question m’étonne. Présenter à Paris le concept Curara avait un but : être là où il faut être. Une de mes connaissances, Alberto Strasari, dirige « Eco Engine ». C’est une société d’engineering qui s’occupe aussi de compétition, de certification, etc... Nous avons travaillé ensemble il y a 5/10 ans et nous avons pour lui réalisé une moto à quatre roues, etc... Il a tiré la conclusion que pour travailler à l’étranger, il faut y être. Exposer à l’étranger est très coûteux, rien que d’un point de vue du transport. Il a préféré laisser son bureau d’étude russe pour en faire une filiale dirigée par Sergueï Moldenov. Les ingénieurs travaillent sur ordinateur et tous leurs travaux sont envoyés à l’étranger par le réseau.
Q : Et pourquoi vous ne faites pas la même chose ?
R : J’ai d’autres priorités. Le plus important est d’avoir des propositions intéressantes. D’où qu’elles viennent, de l’Est ou de l’Ouest ne fait pas de différence. Peut-être la réponse se trouve aussi dans le fait que j’aime
développer des relations amicales avec mes clients, ce que la barrière de la langue empêche souvent.
En ce qui concerne la compagnie Top Car, c’est surtout l’amitié avec un homme, Oleg Erogov. Nous avons avec lui mené à bien 4 projets en 5 ans, et il a fabriqué plus de 50 voitures. C’est un duo qui fonctionne bien. Un partenariat entre la partie technique et la partie commerciale, celle que nous ne maîtrisons pas. Le fait qu’il soit reconnu dans le monde des porschistes est un résultat digne d’applaudissements. Aujourd’hui Top Car a son représentant en Europe et depuis deux ans, il expose au Essen Motor Show, le plus prestigieux show tuning. Notre collaboration fonctionne bien : Oleg apporte les idées, nous le dessinons et réalisons un prototype. Ensuite nous préparons la production des différents éléments de carrosserie qui, après avoir été expédiés, seront montés par Top Car et transfigureront la voiture de base. Depuis 2004, nous avons réalisé trois versions différentes de la Porsche Cayenne, et travaillons désormais sur la Bentley GT. Elle sera exposée à Essen cette année et nous espérons aussi montrer une Porsche Panamera.
Q : Pour finir, comment faire partie de votre équipe ?
R : Tout d’abord, nous avons besoin de gens avec de réelles compétences professionnelles. Des designers, des ingénieurs, des maquettistes. Si vous avez ces compétences, appelez-nous. En général, j’aime choisir moi-même. Cela fait 20 ans que je consacre ma vie à Cardi et à l’institut MAMI et il est également important pour cela de faire confiance à ses étudiants. Mais le courant peut aussi ne pas passer. Deuxièmement, et c’est important, j’accorde de l’importance à l’esprit d’équipe. C’est presque plus important que les résultats obtenus. Et j’en tire un plaisir fantastique.
Lu sur : http://www.cardesign.ru/library/interview/2009/10/09/3391/
Adaptation VG