Bien sûr la machine à remonter le temps n’existe pas. Enfin presque. Car il y a des voitures qui sont capables de transporter des personnes soit dans le passé, soit dans le futur. Celles-ci, nous pouvons les appeler des voitures à remonter le temps.
Quand je suis né, il y avait encore l’URSS, c’est pourquoi je conserve encore un peu la nostalgie des choses de l’ère soviétique. Par exemple ma passion pour les miniatures automobiles. Elles coûtaient un argent fou, et quand le jour de mon anniversaire on m’a offert la Tchaïka j’étais le plus heureux des hommes (enfin, des enfants). ZiS, Volga, Tchaïka ... Avec mes camarades, dans la cour de l’école nous nous évertuons à gorge déployée à comparer les qualités de chacune d’entre elles et nous essayions de savoir qui roulait dans ce type de voiture. La Volga pour les ministères ! La Tchaïka pour le gouvernement ! C’était simple. Quand on réussissait à voir dans la rue une Tchaïka, le soir on pouvait le raconter à nos amis enchantés, et se vanter de cette vision. Une fois j’ai même fait un tour dans une Volga ministérielle. Pendant longtemps je suis resté le héros de la cour d’école. Une voiture pour nous restait le Saint Graal, objet des histoires et des suppositions les plus improbables : la limousine ZiL. Celle qui transportait Andropov, Brejnev, Gorbatchev. Les hauts dignitaires du régime. Cette voiture est une légende.
Ensuite sont arrivés Eltsine, puis Poutine. Ils ont continué à utiliser les ZiL, et rien que pour cela je les respecte. Mais jusqu’à présent, la Zil était encore une voiture qui inapprochable, même en rêve. Un rêve beaucoup trop inaccessible. La vie m’a prouvé le contraire. Les rêves parfois se réalisent. Une Zil est apparue à Minsk, propriété d’un riche collectionneur. J’ai réussi à l’approcher et à monter dedans ... sur le siège arrière. Là où encore récemment était assis, seul Dieu le sait, je ne sais quel membre du Politburo et où maintenant un simple journaliste biélorusse s’enthousiasme et se rappelle ses souvenirs d’enfance.
D’ailleurs c’est très agréable et facile de se replonger dans l’histoire, affalé sur la banquette en velours et les jambes allongées sur toute leur longueur.
L’histoire de la création de cette voiture est comme toujours complexe et peu claire. Je ne vais pas me plonger dans les détails du processus qui a mené à la décision de créer cette voiture, uniquement destinée aux hautes sphères du gouvernement. Je dirais seulement qu’à cette époque, les ingénieurs soviétiques s’inspirait largement de l’exemple Américain pour concevoir les limousines de l’élite dirigeante. Mais pas pour la raison que l’on pourrait croire : les chefs soviétiques d’alors étaient des admirateurs passionnés des voitures américaines. Ainsi Staline aimait les Packard, et Nikita Khrouchtchev les Cadillac.
La première ZiL-114 est apparue en 1967, au même moment que le cinquantenaire de la Révolution d’Octobre. Cette limousine immense de 6,30 mètres se distinguait par ses lignes tirées au cordeau et par ses solutions techniques, inédites à l’époque : lève-vitres électriques, climatisation, verrouillage centralisé des portes. On dit aussi que la ZiL-114 fut la première voiture de série de l’ère soviétique équipée de disques de freins sur les 4 roues. Mais ce n’est pas totalement exact car elle n’était pas produite en série. Elle était fabriquée à la main, à l’unité. Le simple mortel soviétique ne pouvait rêver qu’aux freins à
disque. D’ailleurs, il n’avait pas à rêver. Les membres du Politburo, eux, réalisaient leurs rêves. Les commandes déportées de l’installation stéréo, la cloison vitrée de séparation de l’habitacle, le cuir, le velours, les sièges électriques. On trouvait tout cela dans la ZiL-114.
A sa première apparition publique, la voiture reçue le surnom bien trouvé de « Chlenovoz » (le transporteur de membres du Parti). Il ne pouvait pas mieux refléter la destination de la voiture elle-même, et ce que le peuple en pensait. Aujourd’hui, ce surnom est encore employé : la voiture n’ayant pas changé, ni ses propriétaires.
Il est peu probable que ceux qui ont voyagé à l’arrière de la ZiL se soient un jour intéressé à ses entrailles et à ce qui se cache sous son capot. Pourtant, il y a de quoi regarder ! Sous le capot on trouve une V8 d’une cylindrée de 6,96 litres et 300ch. Le poids en ordre de marche s’élève à 3085kg. La carrosserie est installée sur un chassis en X très rigide. Pour plus de sécurité les éléments techniques principaux étaient doublés : deux batteries, système de freinage de secours. La suspension avant est indépendante, à doubles ressorts transversaux. La suspension utilise des barres de torsion. Le pont arrière rigide est suspendu par des ressorts longitudinaux.
La ZiL-114 a été produite jusqu’en 1977. En 1978 elle fut remplacée par une version modernisée qui portait l’indice usine « 115 ». Le nom officiel du modèle était ZiL-4104. La voiture n’avait pas beaucoup changé. Sous le capot se trouvait désormais un moteur « amélioré » : la cylindrée portée à 7,69 litres, et la puissance à 315ch. Le couple s’élevait aux alentours de 600Nm. Les volumes des fluides étaient impressionnants : 13 litres d’huile, 23 litres de liquide de refroidissement. Les soupapes étaient actionnées par des arbres à cames eux-mêmes entraînées par chaîne. A l’époque il fallait déjà utiliser exclusivement de l’essence AI-95 !
Les changements extérieurs étaient minimes. La grille de calandre était devenue plus massive et plus saillante. Des arches d’ailes chromées avaient fait leur apparition. L’intérieur, comme auparavant, dépendait exclusivement des désirs du membre du Parti à qui la voiture était destinée. En 1985, débuta la production en petite série des dernières de ces « grandes et effrayantes » limousines : la ZiL-41017. Les changements étaient insignifiants. La structure était conservée. Les premiers signes du capitalisme grandissant faisaient leur apparition : des phares de marque Bosch étaient installés. Comme les autres modèles, il s’agissait de doubles phares mais désormais de forme rectangulaire. Les portes avant perdirent leurs déflecteurs orientables. L’habitacle, lui, ne dépendait que des caprices du client.
Je peux affirmer avec certitude que jusqu’à aujourd’hui aucune voiture n’avait déclenché une telle agitation au sein de la rédaction du journal. Déjà cette immense limousine noire de 6 mètres occupait, semble-t-il, toute la place dans notre petit parking. Et si elle ne provoquait pas le plus grand intérêt chez les jeunes, passionnés par les marques étrangères, on ne pouvait pas en dire autant chez les gens d’âge moyen, pour qui les mots Union Soviétique, plan quinquennal et Parti Communiste signifient encore beaucoup. Pour eux, tout comme moi, la ZiL est quelque chose d’inaccessible, lié au passé. Un passé qui n’était pas forcément si mauvais. On ne respectait pas forcément la personne qui était
assise sur le siège arrière, mais on ressentait du respect et un frisson mystérieux en voyant la voiture elle-même.
L’exemplaire stationnant devant la rédaction est une ZiL-4104 fabriquée en 1985. Il s’agit d’un des tous derniers exemplaires de cette série.
Le premier contact que l’on a avec la voiture est ... la portière. Excessivement lourde elle s’ouvre et se referme pourtant très facilement. Il est catégoriquement interdit de laisser traîner un doigt dans l’encadrement car il sera difficile de retenir la portière qui se referme tant l’inertie est grande. Alors imaginez ce que doit peser la portière de la version blindée.
Le temps n’a eu que peu d’emprise sur l’intérieur. Le velours sur les sièges n’est pratiquement pas usé. Toutes les fonctions électriques fonctionnent. Même le bruit du moteur des lève-vitres est incomparable : ce n’est pas le bourdonnement bon marché d’une voiture moderne produite à la chaîne. Pour tout dire il ressemble au bruit « calme et plein » du moteur de la Lada-2106.
La qualité d’assemblage à l’intérieur est de très haut niveau. Tout est concerné : les panneaux de portes, les boutons, les poignées. Le cuir naturel n’était pas utilisé dans la finition de l’habitacle. C’est peut-être la raison pour laquelle on se sent bien ici : c’est chaud et confortable. Comme vous vous en doutez on ne peut parler du confort des sièges qu’en employant les qualificatifs les plus expressifs : ici on ne s’assoit pas, on s’affale en allongeant entièrement les jambes. Les ingénieurs ont même pris le soin d’installer des petits coussins pour les épaules, sur les montants droits et gauche de la carrosserie.
Si nécessaire une pression sur un bouton avance l’assise et le dossier se déplie en arrière. Le voyageur se retrouve donc dans une position semi couchée. Les parties gauches et droites de la banquette se règlent séparément. Il n’est pas exclu que les bonzes du Parti aient utilisé l’endroit avec leur sympathique secrétaire cachée sous un plaid. Moi je n’ai personne à cacher et il fait si chaud dans la rue que la climatisation a du mal à venir à bout de la chaleur ambiante. D’ailleurs il y a deux systèmes de climatisation : un pour le conducteur, et l’autre pour la partie VIP. Naturellement on trouve des commandes de chauffage et de ventilation de ce côté-là : elles sont situées à gauche dans l’accoudoir, cachées sous un petit couvercle. La ventilation est assurée par des buses situées au bas de la cloison vitrée et au dessus des petites vitres latérales.
L’accoudoir droit cache les commandes de l’installation radio stéréo avec un magnétophone et 6 haut-parleurs. Le récepteur peut garder six stations en mémoire, dont seulement 2 stations FM, mais la qualité est très bonne. Je n’ai pas pu tester la qualité musicale du lecteur de cassettes car il n’y en avait pas.
Les caractéristiques techniques indiquent que la voiture est une 7 places. C’est vrai. Deux personnes devant, trois sur la banquette arrière (même si pour être honnête il n’est pas facile d’installer ici une troisième personne) et encore deux sur des strapontins. Ils sont nichés dans la cloison centrale et se déplient très facilement : il faut simplement tirer ou pousser. Pas de poignée, pas de levier. Ils sont assez confortables mais il faudra que le voyage soit court. On se retrouve les genoux dans la cloison bien que le plancher soit creusé pour laisser de la place aux pieds. De son côté le passager VIP ne sera pas à la fête : il n’aura également plus de place pour ses genoux. Mais sur ces strapontins on peut installer ses gardes du corps. Au moins la place est confortable. Il est intéressant de noter que les poignées de portes sont doublées pour permettre aux gardes du corps d’ouvrir les portières eux-mêmes. Elles sont situées près du montant central.
Les portes se referment dans un bruit sourd, nous séparant du monde actuel et nous replongeant dans le passé. Le conducteur démarre le moteur. Le 8 cylindres en V glougloute. Aucune vibration ne remonte dans la carrosserie. En tous cas, on ne ressent rien sur la banquette arrière.
Le confort de marche est absolument prodigieux ! Et tout cela avec ce pont rigide et ces ressorts. La suspension se distingue aussi par un dispositif spécial qui annule les à-coups de la lourde carrosserie lors du freinage et de l’accélération. Pourtant les accélérations de la ZiL sont impressionnantes et on réussit à prendre en défaut la suspension en mettant le pied au plancher. La voiture lève un peu le nez et son moteur se fait entendre plus qu’à l’accoutumée. Selon la fiche technique la voiture peut accélérer de 0 à 100km/h en 13 secondes. Ce n’est pas mal pour une voiture de 3 tonnes.
La « vieille » boîte automatique à trois rapports convient parfaitement au caractère de la voiture. Moins il y en a, moins il y a de passage de rapports, et donc le confort augmente. Mais bien qu’ils soient totalement imperceptibles on ressent, sûrement à cause de l’âge de la voiture, des à-coups dans la transmission. Et à vrai dire on devinera aussi les passages de vitesse au bruit.
Il est naturel qu’avec une telle aisance de marche les mouvements de carrosserie soient aussi élevés. Si vous placez cette ZiL en virage comme n’importe quelle voiture, les passagers se sentiront comme à bord d’une péniche. Ils auront juste le temps d’attraper les poignées de maintien. Conduire la ZiL de cette manière ne rajoute pas de confort. Il faut la mener paisiblement et lentement. D’ailleurs les cortèges, la ZiL tournait rarement. Pas plus qu’elle n’accélérait ou freinait. Elle se calait à 140km/h et ralentissait seulement aux portes du Kremlin.
L’insonorisation est tout simplement excellente. Les vitres épaisses, la moquette profonde, les portes massives isolent les voyageurs des bruits parasites. On peut parler à voix basse jusqu’à 200km/h, comme si la voiture était arrêtée.
Il y a une légende qui circule entre les conducteurs de ZiL. Elle dit que la voiture n’est jamais partie en tête à queue dans aucun virage. Bien entendu nous n’avons pas les moyens de le vérifier à l’occasion de cette courte prise en main. Mais nous avons tout de même pu aligner des cônes et faire slalomer la voiture à bonne vitesse. Après quelque tentative nous avons commencé à penser qu’il doit y avoir une part de vérité dans cette légende. La ZiL tanguait fortement, de gauche à droite, mais n’a jamais mis une roue hors de la route. On peut expliquer cela par la configuration réfléchie et la structure de la
voiture. Le moteur et la boîte de vitesse sont reculés, presque en arrière de l’axe des roues avant. Le châssis robuste et la faible hauteur de la carrosserie abaissent le centre de gravité. Ajoutez à cela l’immense empattement. Les caractéristiques des pneus font qu’avant de commencer à déraper, le roulis aura atteint les limites admissibles.
Les pneus sont spécifiques à la voiture. Sur leurs flancs on peut encore lire l’inscription à demi effacée « GON – garage des opérations spéciales ». Ils ont une structure spéciale leur permettant de rouler après une crevaison ou après avoir été transpercés par balle. Leur flanc est très rigide. A l’intérieur du pneu il y a un gel spécial. En cas de fuite d’air, il va se figer et boucher instantanément l’orifice. Il est ainsi capable d’encaisser jusqu’à sept coups de feu.
Concernant la légende il nous semble que la voiture pourra tout de même dans certaines circonstances partir en tête à queue. Mais sa stabilité à la fois sur la route, et dans la vie politique provoque le respect. Elle a survécu à la rigueur communiste, à la Perestroïka, la chute de l’URSS, et à deux présidents.
Après l’essai, j’ai appelé tous mes amis et je me suis vanté de mon aventure. Ils m’ont envié car ils ont vécu à la même époque que moi et comprennent mes sentiments. Pour conclure, écrire que c’est une bonne voiture serait tout simplement idiot. Voilà ce qui m’est venu à l’idée : pourquoi avons-nous pu construire une voiture aussi magnifique, alors que le peuple roule dans des voitures pas finies ? Il semblerait que les constructeurs soviétiques n’ont jamais eu l’ordre du gouvernement de concevoir des voitures « normales » destinées à être construites en masse. Je pense sincèrement que si elles avaient reçu cet ordre, nos usines produiraient aujourd’hui des voitures modernes et confortables, pas plus mal que les marques étrangères. La ZiL est la preuve des hautes capacités des ingénieurs soviétiques. Malheureusement ils ne se sont pas penchés sur les voitures populaires.
La manière de vivre soviétique a touché l’âme innocente de Pavel Murashko. Mais s’il n’a pas connu la joie de vivre sous les Soviets, il trouve dans ce style de vie quelque chose d’attrayant, presque romantique. La vie des dirigeants, par exemple. Jusqu’à présent on la pensait très confortable et même luxueuse. Tous les enviaient, mais il faudrait les plaindre. Ces pauvres diables souffraient incroyablement, obligés de respecter les règles du foyer socialiste. Par exemple au lieu de choisir et d’acheter une voiture normale, là où elles étaient fabriquées en grande quantité – en Amérique par exemple, il fallait construire des bureaux d’étude, construire des ateliers, les équiper, envoyer des espions qui devaient ramener dans leurs valises à doubles fonds des plans et des pièces. Résultat, ils avaient les mêmes Cadillac ou Buick, reproduites avec les capacités de l’industrie locale. Parfois, comme dans le cas de la GAZ-13 Tchaïka, même le « volatile » figurant sur le coffre arrière a été copié. Nikita Sergueïevitch aimait les Cadillac, non ?
Mais les inconvénients étaient, il est vrai, compensés par leur pouvoir sans limite sur cent soixante dix millions d’habitants. En général il est facile de frapper l’imagination des personnes affamées : en prenant cette grande voiture noire, et en interdisant les autres de rouler dans la même voiture, est né le surnom de « chlenovoz ». A un vendeur d’essence (les plus vieux se souviendront qu’il n’y a qu’à Moscou qu’on trouvait des pompes automatiques), on donnait 7 kopecks ou lieu de 4, on demandait cette essence spéciale. Les gens savaient vivre à l’époque. Seuls ceux qui pouvaient faire le plein avec cette essence spéciale trouvaient la ZiL-4104 belle et confortable. Tout ceci avait un sens. Maintenant c’est une vieille voiture, encombrante, vorace, mais remarquable parce qu’autrefois ceux qui l’utilisaient avec le droit de tout faire.
Un grand ami de l’Union Soviétique, l’empereur de la République Centrafricaine Jean-Bedel Bokassa provoquait l’envie sinistre des siens en affirmant qu’il mangeait régulièrement de la viande de femmes blanches, et ne leur autorisait à faire de même qu’avec les femmes noires. Où est maintenant Bokassa ? Au même endroit que le Politburo. Indigné, le peuple centrafricain l’a chassé du pays dix ans avant que nos dirigeants aient été chassés par le peuple soviétique.
Caractéristiques techniques de la ZiL-4104 :
Moteur : V8 essence
Cylindrée en cm3 : 7695
Puissance, ch à tr/min : 315/4400
Couple maxi Nm à tr/min : 608/2500
Transmission aux roues arrière
Boîte automatique à 3 rapports
Accélérations de 0 à 100km/h, sec : 13
Vitesse maxi, km/h : 190
Consommation moyenne, l/100km : 22
Longueur, mm : 6330
Largeur, mm : 2086
Hauteur, mm : 1500
Empattement, mm : 3880
Volume du coffre, l : nc
Lu sur : lien obsolète
Adaptation VG