Je devais publier une interview avec un spécialiste ayant participé au développement de la limousine Aurus, mais le responsable des relations publiques de l’Institut NAMI a catégoriquement refusé que le nom de cet employé soit publié. Les créateurs de cette voiture ont une peur bleue des journalistes. Heureusement, personne ne m’a empêché de reprendre notre conversation d’autant plus qu’elle s’avère être très intéressante.
Nous avons tous lu plus d’une fois que les créateurs de la nouvelle limousine russe auraient volé le dessin d’une Rolls-Royce, le moteur d’un char d’assaut et l’argent… de l’Etat. Mais la réalité est beaucoup plus complexe.
Après avoir vu l’Aurus sur un salon, Christian von Koenigsegg, le créateur de la marque suédoise du même nom, a déclaré qu’elle symbolisait bien la limousine russe. Et, je dois dire qu’il a absolument raison puisqu’elle a été dessinée directement par les acheteurs russes potentiels. Au tout début du projet, des propriétaires de marques de luxe ont été réunis à Moscou et on leur a présenté cinq esquisses de styles différents. C’est finalement le dessin le plus conservateur avec une référence à l’histoire automobile soviétique - c’est à dire la ZiS - qui l’a emporté. Les options avant-gardistes et futuristes que les journalistes ont tant appréciées, n’ont hélas pas été retenues.
Après cela, une maquette grandeur nature a été réalisée et un maximum de personnes a été invité à l’évaluer. L’évènement a duré trois jours. Une tente avait été montée près de l’avenue Koutouzov et on a discuté séparément avec chaque acheteur potentiel - une heure par personne. Au total, soixante propriétaires russes de Rolls-Royce et de Bentley ont été interrogés. Ils ont aidé à corriger l’extérieur et suggéré exactement quelles options seraient nécessaires. La berline a reçu une ligne de caisse prononcée et est devenue plus dynamique et plus agressive… Les clients ont rajouté de l’émotion. En même temps, ils ont fait des commentaires assez intéressants sur l’intérieur. Par exemple, les personnes interrogées ont conseillé d’abandonner la finition en pierre de parement. Les designers pensaient que ce serait une très bonne idée mais les acheteurs potentiels n’étaient pas du tout de cet avis : nous vivons déjà dans un pays froid et en plus on veut y rajouter de la pierre !
Comme vous le savez, les berlines de luxe britanniques sont réputées pour le désagrément de leurs interfaces. Comme les développeurs de l’Aurus n’avaient pas besoins de se référer aux racines de la marque - nouvelle - ils ont dès le début tout subordonné aux exigences de l’ergonomie. Entre autres choses, ils ont mis au point un contrôle indépendant du système multimédia depuis la banquette arrière, chaque passager recevant son propre « joystick » dans l’accoudoir de porte. Simple et banal ? Oui mais aucun concurrent ne le fait ! Les clients potentiels d’Aurus ont aussi demandé d’isoler le conducteur du passager, mais l’intégration d’une cloison s’est révélée être plus compliqué que prévu. Actuellement, on travaille sur cette option et des solutions non standard sont également étudiées en parallèle. Par exemple, des entreprises étrangères testent des systèmes de réduction de bruit où le conducteur pourrait être isolé ponctuellement des conversations se déroulant à l’arrière…
Maintenant que la voiture est prête, comment faire en sorte que les gens l’achètent ? Les auteurs du projet russe espèrent-ils bousculer Rolls-Royce et Bentley sur le marché ? Comme me l’a donc dit cet employé de l’Institut NAMI dont je ne peux pas citer le nom, ce n’est pas nécessaire. Dans le luxe, il n’y a ni concurrence, ni alternative. Si nous prenons une voiture ordinaire dans la catégorie de la Golf, l’acheteur doit faire un choix parce qu’il n’a besoin que d’une seule voiture. Les clients des marques de luxe ont des garages remplis de voitures qu’ils choisissent en fonction de leur humeur ou de conditions bien définies. Ils ont la Bentley pour le sport et la Rolls-Royce est l’incarnation de la rigueur britannique. L’Aurus ? Une limousine de luxe russe ? Essayons-là…
Enfin cela n’est pas aussi simple ! Pour intéresser le client, le produit doit avoir une nationalité clairement définie sinon il ne sera pas accepté. On ne veut pas de copies. Sur le marché du luxe, seul l’original compte. Que la voiture soit confortable ou non, qu’elle corresponde au style de vie du client ou non. L’essentiel est le paraître. La moitié des ventes de Lamborghini se font aux Etats-Unis mais ces voitures sont développées en tenant compte de leur caractère latin et non pas américain. La tenue de route, adaptée aux serpentins et aux épingles à cheveux négociées à grande vitesse, n’est pas nécessaire dans une Amérique où les routes sont généralement droites. Toutefois, les Américains aiment les voitures de sport conçue dans la péninsule des Apennins et c’est pourquoi un produit purement russe pourrait être bien accepté à l’étranger.
De plus, la Russie est un pays dur ! Froid, saleté, tout-terrain… Notre luxe est la voiture de l’apocalypse : garde au sol élevée, transmission intégrale, quatre roues motrices, protections anti-salissure efficaces, suspension robuste et prédisposition à être exploité par temps très froid. La suspension garantit une résistance maximale et la pire des routes n’aura aucune conséquence sur elle. De même la porte de l’Aurus recouvre complètement les bas de caisse afin de ne pas tâcher les vêtements de ceux qui montent à bord. Autrement dit, la voiture est prête pour une utilisation quotidienne en Sibérie où personne ne songe sérieusement à acheter une Rolls-Royce Ghost. Il ne faut pas oublier cet autre atout dans la manche des créateurs de l’Aurus - le 8 cylindres bi-turbo 8,4 litres, développé en collaboration avec Porsche. Et, comme cette limousine est utilisée par le président de la Russie, cela devrait motiver les clients...
Certes, cela n’efface pas le risque d’échec d'un projet aussi ambitieux. Un risque qui reste bien réel. Les économistes estiment que le monde se dirige vers l'enfer, que le dollar et le rouble disparaîtront bientôt. De même que la bourse. Et les riches commenceront à faire du vélo...
Le potentiel de production de l’Aurus est encore très modeste : 150 unités par an. Le segment du luxe en Russie représente à peu près 400 voitures. Le projet compte donc, non pas sur le marché national, mais sur le marché étranger. En premier lieu, l'Europe. Le vieux monde a des propriétés magiques : c’est là qu'il faut vendre quelques centaines de voitures car ensuite on commence à s’intéresser à la marque en Asie du Sud-Est et au Moyen-Orient, où les volumes sont complètement différents ! Aurus planche actuellement sur son SUV « Commandant » et le premier projet présenté aux clients potentiels a semblé trop petit - seulement cinq mètres de long. Une taille en principe standard mais depuis l’arrivée de la Rolls-Royce Cullinan, tout le monde parle de cinq mètres et demi...
Lu sur : https://media.club4x4.ru/50230-aurus-mashina-apokalipsisa.html
Adaptation VG