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Le premier livre sur l'histoire de l'automobile en Serbie et en Yougoslavie sera bientôt publié. L’Osservatorio Balcani e Caucaso Transeuropa, un journal en ligne basé à Trente en Italie spécialisé sur l'Europe du Sud-Est a pu rencontrer l’auteur de ce livre, Marko Miljković et lui poser quelques questions (NDT : cette interview date de 2014 mais elle est passionnante).

Q : Vous allez bientôt publier le premier livre sur l'histoire de l'automobile en Serbie et en Yougoslavie. De quoi allez-vous parler précisément ?

R : Dans mon livre « Automobile is Freedom », j’analyse l’histoire de l’automobile en Serbie depuis 1903, l’année où la première automobile est apparue dans les rues de Belgrade. J'aborde l'automobile sous différents angles : production automobile, développement du sport automobile, construction des routes et autres infrastructures. Compte tenu de l'idée principale du livre selon laquelle l'automobile a apporté aux gens plus de liberté qu'ils ne l'auraient jamais imaginé, j'ai voulu analyser le développement des libertés personnelles et civiles dans la société serbe et yougoslave. Paradoxalement ou non, mon analyse a montré qu'à cet égard la société yougoslave était «plus libre» entre le milieu des années 60 et le début des années 80, même si les révisionnistes en Serbie parlent souvent aujourd'hui de la Yougoslavie comme d'un « donjon de nations ».

Q : Le public italien n'a commencé que récemment à faire un lien entre la Serbie et Fiat. La perception est que cette relation est quelque chose de complètement nouveau, exclusivement basé sur la recherche d'une main-d'œuvre bon marché. Mais ces connexions sont beaucoup plus profondes, n'est-ce pas ?

R : Au cours de l'histoire, l'Italie et la Yougoslavie ont toujours été des partenaires économiques étroits. En ce sens, en tant que l'un des leaders de l'industrie italienne, Fiat a sans aucun doute joué un rôle important.

La véritable coopération a commencé en 1954, lorsque l'usine Crvena Zastava (située à Kragujevac en Serbie) a acheté la licence pour la production de plusieurs modèles de voitures Fiat. Le contrat a été signé le 12 août 1954 à Turin comme l'un des premiers grands contrats de coopération avec des partenaires occidentaux et symboliquement, il a marqué un tournant dans le développement de l'économie yougoslave, sorte de pendant économique de la rupture politique de la Yougoslavie avec l'Union Soviétique.

L'année la plus importante dans la production automobile yougoslave a été 1955, lorsque la Crvena Zastava a commencé à assembler la Fiat 600. En Yougoslavie, cette voiture fut rapidement surnommée « Fica », ou « Petite Fiat ». Près d'un million de « Fica » avaient quitté les chaînes de montage de Crvena Zastava en 1985; elle a métaphoriquement mis les Yougoslaves sur quatre roues. La « Fica » est devenue le symbole de la modernisation et du succès de la nouvelle société socialiste. Elle était non seulement la voiture familiale mais aussi la voiture de la police et elle était également adaptée aux longs trajets. Aujourd'hui, cette voiture évoque des émotions fortes, et elle est l'un des principaux objets de ce qu’on appelle la « Yugo-nostalgia ».

D'autres modèles Fiat produits dans l'usine Crvena Zastava ont été également très populaires. La célèbre milletrecento (Fiat 1300), connue en Yougoslavie sous le nom de « Tristac », en raison du confort qu'elle procurait, est devenue au cours des années 1960 l'une des voitures préférées de l'élite socialiste yougoslave. Parfois, on l'appelait même « la Mercedes yougoslave » !

Q : Quelle était l'importance de la coopération avec Fiat pour le développement de l'économie yougoslave ?

R : La coopération avec Fiat a été l'un des projets gouvernementaux les plus importants en Yougoslavie, car l'industrie automobile a été l'un des principaux secteurs de l'industrialisation yougoslave après la Seconde Guerre mondiale. Le seul problème dans ce plan ambitieux était que les Yougoslaves n'avaient aucune expérience préalable dans la production de voitures, et ils n'avaient tout simplement aucune idée sur comment procéder. La production en masse d'automobiles nécessitait la coordination de presque toute une industrie, et même si l'usine Crvena Zastava était la plus ancienne entreprise industrielle de Serbie - elle fut fondée en 1853 - elle n'avait produit que des armes jusqu'au milieu des années 50. Dans cette perspective, Fiat représentait à la fois une école et un modèle pour le développement industriel yougoslave. Sans surprise, la Crvena Zastava est devenue l'une des plus grandes entreprises industrielles de Yougoslavie et, à la fin des années 80, elle employait près de 56,000 personnes. De plus, plus de 200 entreprises sous-traitantes disséminées à travers tout le pays travaillaient pour Crvena Zastava, faisant de cette usine le véritable « moteur » de l'économie yougoslave. Et comme Fiat en Italie, la Crvena Zastava a bénéficié d'un traitement spécial - elle a bénéficié de prêts de l'État, de lignes de crédits et de garanties favorables, même celle d'annuler ses dettes en période de crise économique.

Q : Comment Tito et les dirigeants de la Ligue des communistes de Yougoslavie voyaient-ils l’une des familles les plus importantes du capitalisme italien, la famille Agnelli ?

R : Quand au début des années 1950, des diplomates américains ont demandé à Tito pourquoi il continuait selon le modèle industriel soviétique à développer uniquement l'industrie lourde, il a répondu que c'était une stratégie politique spécialement conçue pour empêcher les partisans de Staline en Yougoslavie de l'accuser de trahison des idées socialistes. Tito et ses plus proches collaborateurs étaient extrêmement intelligents et pragmatiques, et tentaient surtout de garantir la plus large autonomie possible, non seulement pour eux mais pour tout le pays.

La coopération avec les détenteurs du grand capital, comme la famille Agnelli, était difficile à justifier idéologiquement, mais compte tenu de l'impact politique, économique et de la propagande, elle était très utile et importante.

Par conséquent, à Kragujevac en 1962, Fiat a cofinancé la construction de l'une des usines automobiles les plus avancées d'Europe, conçue sur le modèle de l'usine italienne de Mirafiori , et qui a produit la « Fica », la première voiture populaire des pays socialistes.

Tout cela montre que la Yougoslavie était ouverte à la coopération économique, politique et culturelle avec l'Occident et, dans ce processus, l'Italie a joué le rôle de « pont ». De cette façon, Tito et la Yougoslavie construisaient progressivement une image internationale favorable. Ainsi, en jouant à ce double jeu, Tito a même refusé en 1969 de recevoir Agnelli lors d’une visite d'affaires officielle en Yougoslavie, et a commenté : « Pourquoi devrais-je recevoir tous ceux qui viennent dans le pays ? ».

Cependant, quelques jours plus tard, Tito a changé d'avis et a reçu Agnelli, mais a informé ses collaborateurs qu'à l'avenir, lui seul pouvait décider qui et quand il allait recevoir. Tito n'a cependant jamais hésité à accueillir les actrices italiennes Sofia Loren ou Gina Lollobrigida lorsqu'elles étaient prêtes à lui rendre visite…

Q : Outre les questions technico-industrielles, l'influence italienne était-elle importante sur d’autres aspects ? L'usine Crvena Zastava, par exemple, avait une stratégie marketing intéressante…

R : Fiat était vraiment un modèle pour la Crvena Zastava, des travailleurs non qualifiés sur les lignes de production aux cadres supérieurs, en passant par les ingénieurs. Il est donc difficile de parler de développement indépendant, même en matière de marketing. Bien sûr, cela ne signifie pas qu'il n'y avait pas d'idées yougoslaves originales.

Une campagne de publicité unique de la Crvena Zastava fut l'expédition de cinq Zastava 101 (basées sur le modèle Fiat 128) qui, en 1975, ont fait le voyage de Kragujevac au mont Kilimandjaro en Tanzanie, suivies par un grand groupe de cameramen, de journalistes et de photographes.

D'autres tentatives de publicités ont eu moins de succès, comme cette photo montrant une fille en mini-jupe assise sur le capot de la voiture, par temps de pluie. Cette fille souriante était peut-être une bonne idée, mais une fille trempée jusqu’aux os, avec des nuages gris en arrière-plan, était-elle vendeuse ? Le photographe, dans cette économie typiquement planifiée, n'a peut-être pas pu respecter le délai et a été contraint d'organiser cette séance photo malgré le mauvais temps !

Le plus grand succès de la Crvena Zastava a été l'exportation aux États-Unis, dans la seconde moitié des années 1980 d’un modèle typiquement yougoslave - la Yugo, même si les experts de Fiat avaient averti leurs collègues yougoslaves de ne pas poursuivre ce projet. Grâce à un campagne promotionnelle agressive conçue par les Américains, la Yugo a détenu pendant une courte période le titre de voiture européenne la plus vendue de l'histoire américaine. Le succès initial a fait que les avertissements provenant de Fiat n’ont pas été pris en compte par les gestionnaires de la Crvena Zastava. Cela s'est soldé par des résultats catastrophiques pour l'industrie automobile yougoslave qui ne pouvait concourir sur ce marché américain, exigeant techniquement et financièrement. Aujourd'hui, la Yugo est considérée comme la pire automobile jamais produite, et elle a été ridiculisée dans de nombreux films hollywoodiens, comme dans le troisième opus de la trilogie Die Hard.

Q : Dans quelle mesure les relations industrielles et économiques entre l’Italie et la Yougoslavie ont-elles permis une meilleure compréhension entre citoyens et sociétés ?

R : Les travailleurs de la Crvena Zastava apprenaient l'italien à l'usine depuis 1962, car c'était une condition préalable nécessaire à leur formation chez Fiat. Il s'agissait d'un point particulièrement important car au cours de la période précédente, des scènes amusantes se sont produites. Il est arrivé plus d'une fois que la Crvena Zastava reçoive des films promotionnels et éducatifs, qui finalement ont été renvoyés à Fiat, car parmi les employés de l'usine yougoslave, personne ne pouvait les traduire ! De même, seuls les membres de la Ligue des communistes de Yougoslavie étaient choisis pour suivre ces formations en Italie et, dans la plupart des cas, ils ne comprenaient pas un mot d’italien. Au cours de la formation dans les installations de Fiat, ils ne réussissaient donc à apprendre que les opérations les plus élémentaires... Mais tout n'était pas perdu puisqu'ils allaient revenir en Yougoslavie avec un tout nouveau téléviseur couleur et d'autres appareils, une nouvelle garde-robe et plusieurs paires de chaussures !

De toute évidence, rien de tout cela n'a aidé la Crvena Zastava à moderniser sa production, mais cela a certainement eu un impact énorme sur la société yougoslave compte tenu du développement de la société de consommation moderne et de la modernisation de la société en général.

Q : Que s'est-il passé après la dissolution de la Yougoslavie et comment en sommes-nous arrivés aux relations actuelles ?

R : L'effondrement de la production de la Crvena Zastava a commencé dans les années 80, après la mort de Tito. La rupture des liens commerciaux avec l'Italie et d'autres partenaires occidentaux au début des années 1990, la perte du marché yougoslave et de sous-traitants dans les autres républiques, l'imposition des sanctions de l'ONU en 1992 et, enfin, le bombardement de l'usine en 1999, ont finalement complètement ruiné Zastava . Bien que Zastava ait réussi à produire quelques milliers d'automobiles par an au cours des deux dernières décennies, ce n'était que la tentative futile du gouvernement d'éviter les licenciements massifs.

Un autre problème difficile fut les dettes antérieures de la Crvena Zastava envers Fiat. Après les changements politiques de 2000 et la levée des sanctions économiques qui a suivi, ces dettes ont dû être réglées. En 2005, Fiat en a épongé la majorité et, en même temps, a accordé à Zastava la licence de production de la Fiat Punto (Zastava 10). Malheureusement, cela n'a pas suffi à sauver l'usine, et le 29 septembre 2008, le gouvernement serbe et Fiat ont signé le contrat de vente de cette entreprise au constructeur italien ! La valeur estimée du contrat était de 950 millions d'euros, dont 700 millions correspondant aux futurs investissements de Fiat, tandis que le gouvernement serbe restait propriétaire de 33% de la nouvelle usine nommée Fiat Automobiles Serbia - FAS.

Q : Comment décririez-vous la position de Fiat en Serbie aujourd'hui ? Quelle est l'importance de cette entreprise italienne pour l'économie serbe ? Quelle est la position des travailleurs chez FAS ?

R : L'usine Fiat Automobiles Serbia est aujourd'hui l'une des plus grandes installations industrielles de Serbie et, bien que cela puisse sembler incroyable, l’automobile est le produit d'exportation serbe le plus important. La Fiat 500L - que l’on fabrique fièrement en Serbie - est exportée avec succès vers le marché américain même si elle n'a toujours pas atteint le nombre d'exportations de Yugo dans les années 1980. L'existence de cette usine automobile moderne est très importante pour la reprise économique de la Serbie, un pays qui a été désindustrialisé au cours des deux dernières décennies.

D'un autre côté, cette situation permet à Fiat d’avoir le monopole en Serbie. Aujourd'hui, le public ne connaît toujours pas tous les détails de l'accord entre l'Italien et le gouvernement serbe, car certaines parties du contrat sont toujours considérées comme secret commercial. Et même si les politiciens serbes louent les résultats à l'exportation de Fiat, ils évitent d'admettre que Fiat est également l'un des plus gros importateurs du pays - les composants automobiles les plus complexes, comme le moteur et la boîte de vitesses, sont importés d'Italie et d'autres pays !

Dans le même temps, il existe un risque réel et potentiel que Fiat modifie sa politique de développement, réduise ou même ferme l'usine de Kragujevac, ce qui pourrait porter un coup dévastateur à l'économie serbe. Les travailleurs font grève car ils sont mal payés par rapport à leurs homologues européens. Ils touchent le salaire moyen serbe, soit environ 350 euros par mois. Certains ouvriers ont rayé la peinture des voitures qui venaient de tomber de la chaîne de montage avec des tournevis. Mais cette affaire a bien sûr été étouffée...

Il s’agit des problèmes et des dilemmes de toute une société en transition. La responsabilité incombe principalement aux politiciens qui, semble-t-il, n'ont toujours pas de stratégie complètement claire pour la reconstruction économique du pays. Néanmoins, le fait que Fiat fasse des affaires en Serbie est une bonne base pour le développement économique futur du pays. À condition que cette coopération soit soigneusement contrôlée et dirigée par le gouvernement serbe.

Lu sur : https://www.balcanicaucaso.org/eng/Areas/Serbia/Zastava-car-is-freedom-147226
Adaptation VG

Tag(s) : #Histoire, #Zastava, #Yugo, #Yougoslavie, #Serbie, #Analyse, #Economie, #Interview